samedi 10 septembre 2011

Ce que le 11-Septembre a changé

LEMONDE | 10.09.11 | 14h44  •  Mis à jour le 10.09.11 | 14h44

Peut-on s'imaginer un monde sans 11-Septembre ? Des vies humaines dont les parcours n'auraient pas été brutalement interrompus ou endeuillés. Bien sûr. Mais au-delà : pas de guerre en Afghanistan, assurément, dans la mesure où les Etats-Unis avaient depuis longtemps mis une croix sur ce pays après avoir tant misé dessus, aux heures de la guerre froide.
Probablement pas d'invasion de l'Irak non plus, ni de renversement du régime - sauf éventuellement en tant que possible future victime du "printemps arabe". Avec le régime des talibans et celui de Saddam Hussein à ses frontières, on peut penser que l'Iran n'aurait pu aisément se dégager de l'étreinte et n'aurait guère eu la capacité d'étendre son influence jusqu'au coeur du monde arabe - comme ce fut le cas.
S'en est suivie cette polarisation intense du monde arabe et persan, entre un axe prétendument modéré (pro-américain) et un axe dit radical, dont les champs de bataille, par vagues successives, ont inclus le Liban, la Palestine et l'Irak. Le passage de témoin entre réalistes - comme le secrétaire d'Etat Colin Powell - et néoconservateurs - comme le vice-président Dick Cheney -, le surinvestissement des Etats-Unis dans la région, son essoufflement militaire et diplomatique, sa perte de légitimité, donc d'autorité et d'influence : tout cela peut également être rattaché aux décisions qui suivirent l'attaque contre les deux tours jumelles de Manhattan et à ce mélange volcanique d'émotions auquel elle donna libre cours : de vulnérabilité, d'autosuffisance et d'hubris, le tout saupoudré d'une étonnante ignorance du monde.
Sans Al-Qaida, pas de viol américain systématique du droit international ou des libertés civiles non plus, très certainement. L'écrivain Régis Debray a évoqué un jour ce sentiment d'autoabsolution que peuvent éprouver ceux à qui malheur est arrivé. On relativise alors le mal qu'on inflige à autrui (par la torture, par Guantanamo, par Abou Ghraib) en le mesurant à l'aune à la fois de celui dont on a soi-même souffert et de celui que l'on cherche à prévenir.
Pas de second mandat pour le président George W. Bush, peut être, tant il est vrai qu'un chef de guerre - bon ou mauvais - reste chef de guerre et que l'électorat rechigne à le désavouer de peur de donner raison à ses ennemis. Difficile d'imaginer, en l'absence de la guerre déclarée au terrorisme, un président dont les liens familiaux lui ont valu d'échapper au service militaire au Vietnam qui présente son rival, démocrate (John Kerry) et héros décoré de ce même conflit, comme un fluet naïf.
Mais aussi, sans doute, pas d'élection de Barack Obama. Le jeune homme de Chicago fit irruption sur la scène politique nationale avec un discours dénonçant - courageusement et avec clairvoyance - la guerre en Irak et l'utilisation abusive du spectre d'Al-Qaida afin de la justifier. C'est également en réaction à cette guerre (à laquelle Hillary Clinton, alors membre du Sénat, avait donné son aval) et à la diplomatie arrogante que ce conflit incarnait que Barack Obama s'est positionné lors des primaires démocrates et qu'il a pu en partie se distinguer avantageusement de l'épouse de l'ancien président.
Non qu'une élection ait supprimé l'héritage du 11-Septembre. L'actuel locataire de la Maison Blanche n'a pu à ce jour mettre fin à la présence américaine en Afghanistan ni en Irak ; Guantanamo reste en service ; et les drones ne cessent de tuer les militants djihadistes en Afghanistan, au Pakistan ou au Yémen - et, au passage, nombre de civils, pertes "collatérales" qui ont pour effet d'effacer le modeste regain de popularité des Etats-Unis dans le monde musulman.
Que le monde eût été différent ne fait donc guère de doute. Mais gardons-nous de surestimer ce qui ressortit des événements historiques et ce qui dépend des hommes. Même avec le 11-Septembre, il n'était pas donné que les Etats-Unis attaquent l'Irak ; un président nommé Al Gore, par exemple, aurait vraisemblablement eu d'autres réflexes.
Il n'était pas dit que la guerre contre le terrorisme fasse office de principe constitutif de la politique étrangère américaine. Il n'était pas écrit qu'un discours moralisateur et manichéen sur "l'axe du Mal" remplace les nuances d'antan ou encore que Washington traite avec légèreté les règles internationales.
Les attentats contre New York et le Pentagone n'ont pas engendré ce qui s'en est suivi ; ils l'ont permis. L'acte en lui-même était important, mais pas autant que l'interprétation qu'on en a tiré ni l'usage que certains en ont fait. L'après-11-Septembre est le reflet de la rencontre entre un attentat sanglant et un groupe d'idéologues qui a su s'en emparer et s'en servir. La preuve principale en est l'empressement avec lequel les conseillers du président Bush se sont résolus à faire la guerre à Saddam Hussein, avidité qui suggère un dessein concerté qui n'attendait qu'un prétexte.
Le 11-Septembre a-t-il fondamentalement modifié le cours du monde pour autant ? Il est permis d'en douter. Avec ou sans Al-Qaida, avec ou sans les néoconservateurs, l'histoire aurait été fidèle à ses tendances lourdes : montée en puissance de la Chine et d'autres puissances émergentes ; épuisement économique du modèle américain ; attraction de l'islamisme politique en tant qu'alternative possible dans le monde arabe ; et, au Proche-Orient, mort du processus de paix, même si l'on ne cesse de le faire renaître à toute force de ses cendres.
De même, difficile de tracer la ligne qui mènerait logiquement du 11 septembre 2001, date de l'effondrement des deux tours, au 11 février 2011, jour de celui de Hosni Moubarak en Egypte. Le "printemps arabe" - événement régional le plus marquant de ces dernières décennies - offre, en ce sens, le plus fort démenti à ceux qui ont organisé les attentats et ceux qui y ont cru y répondre.
Al-Qaida rêvait de réinventer un monde arabe aux accents ancestraux et pour cela provoquer un clash de civilisations. L'administration Bush espérait façonner la région à son image et, à cette fin, faire la démonstration de la puissance américaine. Il est bien trop tôt pour juger de l'issue du "printemps arabe" qui, déjà, n'est qu'un piètre reflet de l'enthousiasme de ses débuts.
Mais une chose est sûre : une révolte pacifique et populaire qui renverse un régime égyptien impeccablement pro-américain (et qui désormais menace un régime indubitablement pro-iranien) ne faisait partie des calculs ni des djihadistes ni des néoconservateurs, et ni les uns ni les autres ne peuvent décemment en réclamer la paternité.
La mort d'Oussama Ben Laden ne signifie pas la fin du djihadisme ; il y a longtemps qu'il a appris à faire sans lui. L'élection de Barack Obama ne signifie pas le décès du néoconservatisme, dont le legs - les lourds déficits budgétaires tout comme l'emprise politique et psychologique de la lutte contre le terrorisme - pèse toujours. Mais dans le vaste horizon de l'histoire, le 11-Septembre ne jouira probablement pas d'une place plus influente qu'une note - ensanglantée et tragique, certes, mais néanmoins reléguée là où elle se doit. En bas de page. p


Ancien conseiller du président Clinton
pour les affaires israélo-arabes
Né en 1963, il est titulaire d'un doctorat de philosophie politique d'Oxford. Considéré comme un expert du conflit entre Israël et les Palestiniens. Il dirige le programme Moyen-Orient et Afrique du Nord à l'International Crisis Group. Coauteur notamment avec Barnett Rubin, Henry Laurens et Ghassan Salamé de "Guerres d'aujourd'hui" (Ed. Delavilla, 2008).
Robert Malley

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