samedi 24 septembre 2011

Shumona Sinha et la trahison de soi

LE MONDE DES LIVRES | 15.09.11


Shumona Sinha, auteure d'"Assommons les pauvres !"
Shumona Sinha, auteure d'"Assommons les pauvres !" TEMPS MACHINE 

C'est à Fontenay-sous-Bois, dans le Val-de-Marne, tout près du périphérique et de la gare RER, que se trouve le bâtiment abritant les bureaux de l'Ofpra - l'Office français de protection des réfugiés et apatrides. Là, derrière le verre fumé, chacun des demandeurs d'asile qui se croisent par dizaines tous les jours raconte son drame à un "officier de protection" chargé de constituer son dossier.

C'est lui qui est chargé d'établir la vérité, lui, mais aussi et surtout, l'interprète. Ce dernier est originaire du même pays que le demandeur. L'Ofpra y voit une compétence supplémentaire. Familier des codes culturels, il sera mieux à même de déceler les sous-textes, ambiguïtés et mensonges susceptibles d'émailler la déposition du candidat à l'exil : parce que la vérité semble à ce dernier trop complexe ou trop invraisemblable à expliquer, parce qu'il n'a pas le niveau intellectuel pour le faire ou que le trauma est encore trop violent ou, tout bonnement, parce qu'il ne cherche qu'à fuir la misère ou un voisin qui veut sa peau. Certes, comme l'a spectaculairement rappelé Nafissatou Diallo (la plaignante dans l'affaire DSK), arranger la vérité sur telle ou telle persécution ne signifie pas que des persécutions réelles n'ont pas eu lieu ; mais il se peut aussi qu'elles soient imaginaires. C'est tout cela que l'interprète doit "traduire", conscient que de sa traduction dépendra que le dossier de l'exilé soit accepté ou rejeté.
Le piège qui le guette est donc infernal : plus il va faire ce pourquoi on le paye, autrement dit plus il va s'enfoncer dans la zone grise de la vérité et percevoir les faux-semblants de son ex-compatriote, et plus il va lui falloir prendre parti entre le récit de ce dernier et les critères juridico-administratifs d'un pays d'accueil qui, désormais, est aussi le sien. Ce seul choix le renvoie immanquablement à son origine, mais sur le mode de la trahison.
Tel est le point de départ d'Assommons les pauvres !, roman aussi étonnant par le choix de son sujet que par la langue et l'énergie sauvages qu'y déploie son auteur, Shumona Sinha. Avant d'en être congédiée aux lendemains de la publication de son livre, Sinha gagnait elle-même sa vie à l'Ofpra comme traductrice. Elle est née en 1973 à Calcutta, où elle a reçu en 1990 le Prix du meilleur poète du Bengale et où elle a vécu jusqu'à son arrivée à Paris, en 2001, pour y suivre des études littéraires à la Sorbonne. Emigration peu commune, donc (la plupart de ses compatriotes aspirants écrivains choisissant plutôt la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis) et, aussi, émigration tardive. Mais "qu'est-ce qui est tôt et qu'est-ce qui est tard ?", rétorque par avance l'anonyme narratrice du roman, dans lequel l'Ofpra n'est jamais nommé. "Je peux passer ma vie ici sans appartenir à ce pays." N'appartenir à rien, "détruire toute forme de dépendance et se sentir libre dans cet état de destruction" : tel le mot d'ordre qu'elle s'est fixé, comme elle l'explique au flic chargé de son interrogatoire, après que, dans une crise de rage énigmatique, elle a cassé une bouteille sur le crâne d'un immigré.
Le geste n'est pas neuf, le titre du livre non plus. Tous deux viennent d'un poème en prose de Baudelaire qui raconte, avec sarcasme, exactement la même histoire : comment, après plusieurs jours passés dans sa chambre entouré de livres "à la mode" traitant "de l'art de rendre les peuples heureux, sages et riches, en vingt-quatre heures", le poète se rue hors de chez lui pour, en une sorte de pré-fight club punk, démonter la tête d'un mendiant qui lui rend vite coup pour coup.
Sinha reprend ce motif et le traduit, c'est le cas de le dire, dans le contexte qui est le sien : celui du déracinement, de la perte identitaire. Sauf qu'il s'agit ici d'une perte que sa narratrice a voulue, "l'aboutissement d'un projet lent, rien à voir avec une obligation familiale ni professionnelle". Guidée par "l'éblouissement", "l'ivresse" des horizons tant littéraires que géographiques, elle a en effet choisi de quitter son pays, bazardant au passage origines, famille et héritages, pour une vie neuve "portée par une langue étrangère". Et ce que l'auteur fait de cette langue, en l'occurrence le français, est, en dépit d'un léger maniérisme, le plus souvent remarquable. C'est par la puissance poétique de ses phrases que Sinha porte à incandescence le monde défait qu'elle décrit.
Cette libération a cependant un prix : pour parvenir à ce qu'elle veut, la narratrice rejette tout ceux qui, autour d'elle, ne tendent pas vers ce même horizon, ceux qui du même coup chutent, selon elle, "irrémédiablement dans la misère spirituelle". Elle adopte en d'autres termes les tics des nouveaux riches - fussent-ils ceux de la culture. "Vous voulez dire que vous êtes capable de haïr ceux qui sont restés au bas de l'échelle ?", lui demande le flic, qui ne s'y trompe pas.
Dans la suite du livre, qui retrace l'évolution de la narratrice vers le geste fatal, toute l'ironie consiste à mettre quelqu'un d'aussi intransigeant dans une situation de compromis permanent. Traductrice, l'héroïne doit, pour gagner sa vie si "neuve", se confronter chaque jour au miroir de ce qu'elle a rejeté - et qui lui revient comme un spectre, comme un défunt visage d'elle-même dans le visage des exilés. Or, ces hommes, puisque la majorité des requérants sont de sexe masculin, n'ont pas choisi le voyage, contrairement à elle. "Rabougris, difformes, borgnes, entassés les uns sur les autres dans les sous-sols", ainsi qu'elle les voit, ils s'acharnent à "s'enraciner dans une terre qu'ils n'aiment pas mais qu'ils désirent".

Aller où l'on veut
Sinha ici cherche moins la description sociale que la typologie d'un enfer, celui d'une fraternité haineuse, unissant sur un même territoire en déréliction l'interprète et les interprétés, la voyageuse volontaire et les déplacés, celle qui a voulu s'envoler et ceux qui, de par leur seule présence, la tirent vers le bas. Certes, le portrait qu'elle fait des réfugiés n'est pas souvent charitable. Mais c'est qu'ils n'ont à lui offrir que des histoires à demi fausses et la nostalgie de l'ordre qu'ils viennent de fuir : "Dans le bon vieux temps, celui qui avait précédé toutes ces péripéties de mer en mer et de bureau en bureau, quand les hommes qui cultivaient le riz et vendaient des épices rentraient chez eux sans devoir montrer des milliers de papiers, ils auraient donné une taloche à la femme qui leur aurait parlé la tête haute (...)." Rien de pire, pour elle, que cette reconnaissance obligée, cette identité retrouvée, imposée par le pays où elle croyait trouver l'ailleurs.
Une citation de Pascal Quignard en exergue rappelle que, pour les Grecs anciens, le mot liberté (eleutheria) définissait le privilège d'aller où l'on veut, privilège commun aux humains et aux bêtes sauvages. Mais comment aller où que ce soit dans ce monde en définitive clos, car global, où la circulation remplace le voyage ? Où la rencontre se confond avec l'accident ? Comment tout quitter dans un monde où plus aucune place n'est un lieu - un monde sans territoire - ? Un monde où les récits des exilés sont "retouchés ici et là pour faire authentiques" et où, croyant échapper, on retombe encore et toujours sur la triste domesticité de soi-même ? Un monde où, nous dit Shumona Sinha, pour aller vers l'autre, la collision et l'agression sont l'unique chemin, le seul geste qui reste. Et le labyrinthe, la seule demeure.

Marc Weitzmann, écrivain

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