jeudi 16 juin 2011

Entretien entre Mahmoud Darwich et Philippe Lefait

Extrait de l'émission télévisuelle « Des mots de minuit » du 28 novembre 2001, retranscrit sur le blog de l'émission de FRANCE 2.

Entretien avec Mahmoud DARWICH,


Mahmoud DARWICH: J’écris avec des stylos précis, avec des stylos à encre et la température n’est pas très importante, s’il fait extrêmement chaud de sorte que je puisse le supporter, mais il faut que psychologiquement la température ne soit ni trop chaude ni trop froide. Il faudra que je maîtrise mes émotions, et la relation de mes émotions avec ma conscience font que la température est adéquate, mais j’espère, je souhaite que cela se passe dans un environnement, dans la beauté, ou dans un environnement humain, le plus calme le plus pacifique possible, mais cela ce sont des souhaits auxquels on ne peut arriver uniquement à travers de la poésie et l’écriture elle-même.

Je vis à Ramallha depuis plusieurs année maintenant, et j’écris à Ramalla dans les mêmes conditions, les mêmes habitudes. J’écris le matin dans les heures matinales, et je consacre souvent deux heures à trois heures pour essayer d’écrire, mais je ne réussis pas toujours à écrire, mais je me consacre à cela en attendant ce qu’on peut appeler une préparation, à un état psychologique que l’on appelle "l’inspiration" en arabe, lorsque l’on doit écrire il faut attendre cette inspiration, parce que l’inspiration peut passer sans que je sois là, et donc je me prépare à cette attente.

Philippe LEFAIT: Est-ce que parfois les bruits de la guerre vous envahissent ou vous parasitent dans ce travail de perception, dans ce travail de saisissement et d’inspiration du poète ?

Mahmoud DARWICH: Il est clair que les conditions de la guerre sont l’ennemi le plus important de l’écriture poétique, car la poésie est un appel humain, un appel vers la liberté, vers la coexistence entre les hommes, un appel pour écrire l’histoire et la vie. Il est clair que la vie est l’opposé de cela est donc on ne peut pas écrire sous les bombardements dans un environnement de guerre, de même que la guerre est loin de moi physiquement, mais la guerre ne peut pas être loin, car je vis dans une société qui malheureusement est dans un état d’émotion très importante, dans une violence à tel point que ça devient une routine, quelque chose de quotidien, et la chose la plus dure dans notre quotidien c’est que cette vie est devenue quotidienne et routinière et cette sauvagerie de la vie est devenu quelque chose de routinier et s’adapter à cela est quelque chose de très difficile humainement.

Philippe LEFAIT: L’an dernier chez Gallimard était publié une série de poèmes que vous avez choisi (traduit par Elias Sanbar) qui couvre la période 1966-1999 « La terre nous est étroite » ; Voici un extrait d’un poème qui s’appelle « L’art d’aimer ». "Je l’attends, Auprès du bassin des fleurs du chèvrefeuille et du soir, Je l’attends, Avec la patience du cheval scellé pour les sentiers de montagne, Je l’attends, Avec le bon goût du prince raffiné et beau, Je l’attends, Avec sept coussins remplis de nuées légères, Je l’attends, Avec le feu de l’encens féminin omniprésent, Je l’attends, Avec le parfum masculin du santal drapant le dos des chevaux, Je l’attends. Et ne t’impatiente pas, si elle arrivait après son heure, Attends là, Et si elle arrivait avant, Attends la, Et n’effraies pas l’oiseau posé sur ses nattes, Et attends la, Qu’elle prenne place, apaisée comme le jardin à sa pleine floraison, Et attends la, Qu’elle respire cet air étranger à son cœur, Et attends la, qu’elle soulève sa robe, Qu’apparaissent ses jambes, nuage après nuage, Et attends la, Et mène la à une fenêtre qu’elle voit une lune noyée dans le lait, Et attends la, Et offre lui, l’eau avant le vin, et ne regarde pas la paire de perdrix sommeillant sur sa poitrine Et attends la."

Mahmoud DARWICH: La guerre ne peut pas tuer l’amour. L’un des objectifs de la guerre est, très en général, de tuer l’amour chez l’homme, l’amour entre l’homme et la femme, l’amour entre les hommes, et les relations entre les peuples. C’est la victoire du sentiment humain. Il constitue une arme pour faire la guerre à la guerre, car le poète combat la guerre à travers l’amour, et l’amour de la nature et l’amour de l’homme, et l’amour de la liberté en tout premier lieu, et bien sûr, je ne peux réaliser ce rêve, uniquement dans la poésie. Mais je ne peux créer une réalité calme et humaine au travers de la poésie, et c’est l’une des formes de ma résistance par l’esthétique qui me protège de la violence de la réalité.

Ce que je voulais dire à travers ce poème, c’est de dire que la guerre est un obstacle, entre les amants, entres les amoureux, entres les êtres humains. Il ne s’agit pas d’une agression contre un peuple, mais d’une agression contre l’être humain pour qu’il vive ses sentiments, sa jeunesse et ses émotions, et sans forcément donner la carte d’identité de celle que j’aime ou que j’aurais aimé.

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