jeudi 16 juin 2011

Le fascisme, Etat suicidaire

C'est là que nous retrouvons le paradoxe du fascisme, et sa différence avec le totalitarisme. Car le totalitarisme est affaire d'Etat: il concerne essentiellement le rapport de l'Etat comme agencement localisé avec la machine abstraite de surcodage qu'il effectue. Même quand il s'agit d'une dictature militaire, c'est une armée d'Etat qui prend le pouvoir, et qui élève l'Etat au stade totalitaire, ce n'est pas une machine de guerre. Le totalitarisme est conservateur par essence. Tandis que, dans le fascisme, il s'agit bien d'une machine de guerre. Et quand le fascisme se construit un Etat totalitaire, ce n'est pas au sens où une armée d'Etat prend le pouvoir, mais au contraire au sens où une machine de guerre s'empare de l'Etat. Une remarque bizarre de Virilo nous met sur la voie: dans le fascisme, l'Etat est beaucoup moins totalitaire qu'il n'est suicidaire. Il y a dans le fascisme un nihilisme réalisé. C'est que, à la différence de l'Etat totalitaire qui s'efforce de colmater toutes les lignes de fuite intense, qu'il transforme en ligne de destruction et d'abolition pures. C'est curieux comme, dès le début, les nazis annonçaient à l'Allemagne ce qu'ils apportaient: à la fois des noces et de la mort, y compris leur propre mort, et la mort des Allemands. Ils pensaient qu'ils périraient, mais que leur entreprise serait de toute façon recommencé, l'Europe, le monde, le système planétaire. Et les gens criaient bravo, non pas parce qu'ils comprenaient pas, mais parce qu'ils voulaient cette mort des autres contre la sienne, et de tout mesurer avec des "déléomètres". Le roman de Klaus Mann, Méphisto, donne des échantillons de discours ou de conversations nazis tout à fait ordinaires: "L'héroïsme pathétique faisait de plus en plus défaut à notre vie. (...) En réalité, nous ne marchons pas au pas militaire, nous avançons en titubant. (...) Notre Führer bien-aimé nous entraîne dans les ténèbres et le néant. (...) Comment nous autres poètes, qui entretenons des rapports particuliers avec les ténèbres et l'abîme, ne l'en admirerions-nous pas? (...) Des éclairs de feu à l'horizon, des ruisseaux de sang sur tous les chemins, et une danse de possédé des survivants, de ceux qui sont encore épargnés autour des cadavres! [1]" Le suicide n'apparaît pas comme un châtiment, mais comme le couronnement de la mort des autres. On peut toujours dire qu'il s'agit de discours fumeux, et d'idéologie, rien d'autre que de l'idéologie. Mais ce n'est pas vrai; l'insuffisance des définitions économiques et politiques du fascisme n'implique pas seulement la nécessité d'y joindre de vagues déterminations dites idéologiques. Nous préférons suivre J.P Faye quand il s'interroge sur la formation précise des énoncés nazis, qui jouent dans le politique, dans l'économique autant que dans la conversation la plus absurde. Nous retrouvons toujours dans ces énoncés le cri "stupide et répugnant" de Vive la mort!, même au niveau économique où l'expansion du réarmement remplace l'accroissement de consommation, et où l'investissement se déplace des moyens de production vers les moyens de pure destruction. L'analyse de Paul Virilo
nous semble profondément juste quand il définit le fascisme, non pas par la notion d'Etat totalitaire, mais par celle d'Etat suicidaire: la guerre dite totale y apparaît moins comme l'entreprise d'un Etat, que d'une machine de guerre qui s'approprie l'Etat, et fait passer à travaers lui le flux de guerre absolue qui n'aura d'autre issue que le suicide de l'Etat lui-même. "Déclenchement d'un processus matériel inconnu réellement sans limites et sans but. (...) Une fois déclenché, son mécanisme ne peut aboutir à la paix, car la stratégie indirecte installe effectivement le pouvoir dominant hors des stratégies usuelles de l'espace et du temps. (...) C'est dans l'horreur de la quotidienneté et de son milieu que Hitler trouvera finalement son plus sûr moyen de gouvernement, la légitimation de sa politique et de sa stratégie militaire, et ce jusqu'à la fin, puisque, loin d'abattre la nature répulsive de son pouvoir, les ruines, les horreurs, les crimes, le chaos de la guerre totale ne feront normalement qu'en augmenter l'étendue. Le télégramme 71: Si la guerre est perdue, que la nation périsse, dans lequel Hitler décide d'associer ses efforts à ceux de ses ennemis pour achever la destruction de son propre peuple en anéantissant les ultimes ressources de son habitat, réserves civiles de toute nature (eau potable, carburants, vivres, etc.) est l'aboutissement normal...[2]" C'était déjà cette réversion de la ligne de fuite en ligne de destruction qui animait tous les foyers moléculaires du fascisme, et les faisait interagir dans une machine de guerre plutôt que résonner dans un appareil d'Etat. Une machine de guerre, qui n'avait plus que la guerre pour objet, et qui acceptait d'abolir ses propres servants plutôt que d'arrêter la destruction. Tous les dangers des autres lignes sont peu de chose à côté de ce danger-là.

[1] Klaus Mann, Mephisto, Denoël, pp. 265-266. Ce genre de déclarations abondent, au moment même des succès nazis. Cf. les formules célèbres de Goebbels: "Dans le monde de fatalité absolue où se meut Hitler, plus rien n'a de sens, ni le bien ni le mal, ni le temps, ni l'espace, et ce que les autres hommes appellent succès ne peut servir de critère. (...) Il est probable que Hitler aboutira à la catastrophe..." (Hitler parle à ses généraux, Albin Michel). Ce catastrophisme peut se concilier avec beaucoup de satisfaction, de bonne conscience et de tranquilité confortable, comme on le voit aussi, dans un autre contexte, chez certains suicidaires. Il y a une bureaucratie de la catastrophe. Pour le fascisme italien, on se rapportera notamment à l'analyse de M.A Macciochi, "Sexualité féminine dans l'idéologie fasciste", Tel Quel n°66: l'escadron féminin de la mort, la mise en scène des veuves et des mères en deuil, les mots d'ordre "Cercueil et Berceaux".

[2] Paul Virilo, L'insécurité du territoire, ch.1. Et, bien qu'elle identifie nazisme et totalitarisme, Hannah Arendt a dégagé ce principe de la domination nazie: "Leur idée de la domination ne pouvait être réalisée ni par un Etat ni par un simple appareil de violence, mais seulement par un mouvement constamment en mouvement"; et même la guerre, et le risque de perdre la guerre, interviennent comme des accélérateurs (Le système totalitaire, Seuil, p. 49).

G. Deleuze, F. Guattari, 1980, Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Minuit, pp. 281-283.

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