jeudi 16 juin 2011

L'échappée d'Alain Roger ou l'extraordinaire matrice du philosophe à trois voies

"Au cours de sa dernière année d’enseignement à Orléans, Alain Roger se trouve être interne en hypokhâgne. Le service de Deleuze se partage alors en trois classes : une terminale, une hypokhâgne et deux heures d’enseignement en khâgne. L’hypokhâgne est essentiellement constituée de jeunes filles, de bonnes élèves qui pour la plupart non pas l’intention de préparer l’ENS, mais qui sont là pour faire leur propédeutique avant de commencer l’université. Le magnétisme de Deleuze va être décisif pour l’avenir d’Alain Roger. En cette fin de novembre 1954, son moral est au plus bas. Il s’est inscrit en hypokhâgne sur l’injonction parentale – il avait décroché un accessit en philosophie au concours général. Mais il vient de passer une série d’évaluations désastreuses et, pour couronner le tout, son professeur de latin vient de lui coller une note négative : -7/20 ! Cette situation le renforce dans l’idée qu’il n’a rien à faire là, que ses parents se sont fourvoyés. Lui, sa passion, c’est le vélo, dont il veut faire sa profession. Son fidèle coursier de la marque Stella n’attend que lui au domicile familial de Bourges et il est alors bien décidé à quitter l’univers confiné de l’hypokhâgne pour regagner l’air libre qui souffle sur les routes du Berry et s’inscrire au Club cycliste professionnel du coin. Né en 1936, Alain Roger a pour idole Louison Bobet et ne rêve que d’une chose : gagner une étape du Tour de France après avoir lâché Fausto Copi dans le Tourmalet : « Un rêve que je n’ai jamais réalisé à cause de Deleuze ».

C’est dans cet état d’esprit qu’il assiste prostré au dernier cours de la semaine. Il a lâché son stylo et regarde dans le vide, hagard, un vélo dans la tête. Cela n’échappe pas à la perspicacité de Deleuze qui, voyant son élève s’esquiver rapidement à la fin du cours à 11 heures, le rejoint dans le couloir et lui demande ce qui ne va pas. Alain Roger lui explique les raisons de son découragement et Deleuze tente de lui remonter le moral : « Avec moi, c’est meilleur ? » Il a eu en effet un 11 en philo : « Alors, lui répond Deleuze, 11+ (-7), ça nous fait combien ? 4, ça nous fait 4, c’est déjà moins pire. » Alain Roger lui explique qu’il entend devenir cycliste professionnel ; Deleuze le conduit alors à la bibliothèque du lycée et Alain Roger le suit un peu penaud, n’osant le contredire mais toujours aussi ferme sur ses intentions. Deleuze sort trois ouvrages des rayons de la bibliothèque : les Entretiens d’Epictète, l’Ethique de Spinoza et la Généalogie de la morale de Nietzsche, sélectionne quelques chapitres de ces trois livres et enjoint à son élève de bien vouloir préparer un exposé pour le mardi suivant : « vous allez chercher le centre de gravité de ce triangle, l’intersection des trois médianes, c’est facile. » La ligne de fuite est coupée et le week-end chez les parents compromis. Alain Roger doit rester pour préparer cet exposé à contre-cœur, mais on ne contredit pas Deleuze. Or la plongée dans ces trois textes réussit à le convertir définitivement, puisqu’il deviendra professeur de philosophie à l’université Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand de 1967 à 2004. Il se demande encore « comment Deleuze a-t-il pu prévoir que ces trois noms allaient devenir, pendant un demi-siècle, mes auteurs préférés ». Ce triangle éthique dans l’exposé durera plus d’une heure va devenir en effet la matrice de la nouvelle vocation."
Dosse, F. 2007, Gilles Deleuze et Félix Guattari. Biographie croisée, Paris, La Découverte.

Aucun commentaire: