jeudi 16 juin 2011

L'oeuvre d'art naît des signes

"Ce qui force à penser, c'est le signe. Le signe est l'objet d'une rencontre; mais c'est précisément la contingence de la rencontre qui garantit la nécessité de ce qu'elle donne à penser. L'acte de penser ne découle pas d'une simple possibilité naturelle. Il est, au contraire, la seule création véritable. La création, c'est la genèse de l'acte de penser dans la pensée elle-même. Or cette genèse implique quelque chose qui fait violence à la pensée, qui l'arrache à sa stupeur naturelle, à ses possibilités seulement abstraites. Penser, c'est toujours interpréter, c'est à dire expliquer, développer, déchiffrer, traduire un signe. Traduire, déchiffrer, développer sont la forme de la création pure. Il n'y a pas plus de significations explicites que d'idées claires. Il n'y a que des sens impliquée dans des signes; et si la pensée a le pouvoir d'expliquer le signe, de le développer dans une Idée; c'est parce que l'Idée est déjà dans le signe, à l'état enveloppé et enroulé, dans l'état obscur de ce qui force à penser. Nous ne cherchons la vérité que dans le temps, contraints et forcés. Le chercheur de vérité, c'est le jaloux qui surprend un signe mensonger sur le visage de l'aimé. C'est l'homme sensible, en tant qu'il rencontre la violence d'une impression. C'est le lecteur, c'est l'auditeur, en tant que l'oeuvre d'art émet des signes qui le forcera peut-être à créer, comme l'appel du génie à d'autres génies. Les communications de l'amitié bavarde ne sont rien, face aux interprétations silencieuses d'un amant. La philosophie, avec toute sa méthode et sa bonne volonté, n'est rien face aux pressions secrètes de l'oeuvre d'art. Toujours la création, comme la genèse de l'acte de penser, part des signes. L'oeuvre d'art naît des signes autant qu'elle les fait naître; le créateur est comme le jaloux, divin interprète qui surveille les signes auxquels la vérité se trahit."

G. Deleuze, 2003, Proust et les signes, Paris, PUF, p.119

(Photo: Pascal Elliott, "Corps & Graphie")

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