samedi 9 juillet 2011

River Plate change de siècle

07.07.2011, Clarín, par Mauro Libertella

Le XXe siècle s'est terminé pour beaucoup d'entre nous le 26 juin 2011 à 17 heures [heure de Buenos Aires], lorsque le River Plate a été définitivement relégué en deuxième division et qu'un groupe d'agents en veste jaune a encerclé les footballeurs pour les protéger. L'historien britannique Eric Hobsbawn a dit que ce siècle avait été court, qu'il allait de la Première Guerre mondiale à la chute du mur de Berlin. Mais Hobsbawn n'est pas un supporter du River et pour nous tous, spectateurs abasourdis d'un cauchemar difficile à décoder, l'issue inattendue du match de ce dimanche-là a marqué la clôture définitive et sans appel d'une lignée, la fin d'une tradition fortement ancrée dans la structure du XXe siècle.
L'équipe professionnelle de River Plate, 1943
A l'instar du Real Madrid et de l'Espagne, le squelette du River Plate rassemble certaines des principales articulations de cent ans d'histoire de l'Argentine. Dans les années 1940, lorsque l'Europe n'était qu'une ruine, l'Argentine était lancée dans une industrialisation effrénée et le River faisait des ravages avec une ligne d'attaque de cinq joueurs qu'on appela, signe de l'air du temps, "la machine". Quelques décennies plus tard, les militaires argentins donnèrent un certain nombre de billets de banque pour que le stade Monumental obtienne la tribune qui lui manquait. Et pendant que les avions larguaient des cadavres dans l'eau quelques mètres plus loin, Videla foulait la pelouse du River Plate en souriant face aux caméras du monde entier. Des années plus tard, pendant que l'ère Menem s'enfonçait dans un déclin inexorable marqué par les scandales, le River décrochait à nouveau tous les titres, comme un corollaire parachevant dans la gloire et l'opulence sportive la décennie des excès. En 2001, pendant que le pays brûlait, le River a sombré dans ce lent crépuscule qui a conduit à ce dimanche glacial de juin où, pour moi, le XXe siècle a pris fin pour de bon.

Les larmes des joueurs à l'issue du match, Photo AFP
 Le match contre le Belgrano de Córdoba, qui s'est déroulé le 26 juin dans notre stade, a réuni tous les actes symboliques. Le moment où Pavone a raté son penalty à vingt-cinq minutes de la fin m'a rappelé celui où Zinedine Zidane s'est fait expulser de la finale de la Coupe du monde 2006 et a gâché ainsi sa seule chance de prendre sa retraite avec les lauriers de meilleur footballeur du monde. C'est ce que les psychanalystes appellent "la névrose de destin". Si l'on suit cette interprétation, Pavone ne pouvait pas marquer ce penalty. Frapper doucement en visant le milieu de la cage n'a été qu'une offrande cruelle à une histoire déjà écrite. Borges disait que, dans toute vie, il y a un moment terrible et beau où l'homme sait à jamais qui il est. C'est ce qu'a été ce penalty : la clé, le moment où nous avons tous compris à jamais qu'il y avait là quelque chose de l'ordre du destin. Après le chaos, les joueurs du Belgrano sont revenus sur le terrain pour saluer leur public. On aurait dit les Alliés entrant dans un Berlin détruit pour sauver les survivants de la bataille. Leurs supporters attendaient plus haut, dans un îlot de la tribune, tous ensemble, que quelqu'un les sauve. Quand les footballeurs sont ressortis pour saluer, deux heures après la fin du match, le stade était un champ dévasté, un éloge de la destruction. Les spectateurs du River ont quitté le stade sans rien dire. Ils ne pouvaient pas parler parce que, comme nous l'a expliqué Benjamin, après une bataille, l'homme perd la capacité de verbaliser ce qu'il a vécu. Il n'y a plus de mots, c'est la fin du langage.

Le Stade Antonio Vespucio Liberti, El Monumental
Le passé est désormais une contrée étrange. Inéluctablement, notre mémoire émotionnelle va changer et nos liens avec l'Histoire vont devoir être réinterprétés. Un fossé entre les générations va peut-être s'ouvrir, et nos derniers coups d'éclat sur le terrain se recouvriront peut-être d'un léger voile d'épopée et de mélancolie. Qui sait. Dans mon esprit, la première fois où je suis allé au Monumental – quand mon père m'y a conduit et que nous avons gagné 5 à 2 contre le San Lorenzo – commence déjà à se nimber de fiction, à la façon proustienne. Je retournerai au stade et je resterai toute ma vie supporter du River, mais ces premières fois où mon père et moi avons échappé aux pierres du Superclásico [contre le club du Boca Juniors, rival historique de River] appartiennent déjà à un passé lointain, patrimoine désormais d'un recueil privé d'anecdotes du XXe siècle.

Aucun commentaire: