samedi 10 septembre 2011

Peurs en série

Ce sont des images hachées, heurtées par un mouvement de panique. Des badauds levant les yeux au ciel, cependant qu'une inconnue hurle au vidéaste amateur : " Il se passe quelque chose, je ne sais pas ce que c'est. Mon Dieu ! Cours ! Lâche la caméra et cours !" Suit un flash-back : des passagers embarquent à Miami à bord d'un avion de tourisme qui sera détourné de sa -destination.
Eveillant un sentiment de déjà-vu, ces deux séquences inaugurent "The Event" que Canal+ diffusera à compter du 22 septembre. La similitude n'est pas fortuite. Ce feuilleton, sorte de "24 heures chrono" mâtiné de fantastique, est la dernière mouture en date des séries conspirationnistes poussées sur les ruines de Ground Zero. Dix ans après les attentats du 11 septembre 2001, le traumatisme national qu'a vécu l'Amérique du Nord continue de hanter l'imaginaire des scénaristes.
Innombrables évocations dans les dialogues, reconstitutions, person-nages traumatisés ou meurtris pour avoir perdu des proches ce jour-là ("Rubicon") : jamais un événement historique n'aura été si vite, si abondamment représenté et commenté de manière fictionnelle. En témoigne la base de données et d'analyses de 1 300 oeuvres (livres et films) recensée par le Lower Manhattan Project (LMP), un programme de recherches universitaires lancé au Canada fin 2007.
RÉACTIVITÉ SANS PRÉCÉDENT D'HOLLYWOOD
" Nous avons été intéressés par la présence de plus en plus soutenue du 11-Septembre dans le roman et le cinéma, sans compter qu'on entendait qu'il marquait le début du XXIe siècle, explique le chercheur Bertrand Gervais. Phrase qui tombait sous le sens et que personne ne songeait critiquer. Une telle assertion, simplificatrice à l'excès, nous a mis sur la piste d'un processus de mythification : un récit simplifié (un combat fortement polarisé, nous contre eux, les bons contre les méchants), à caractère identificatoire fort (l'événement nous définit), accepté de tous (si on oublie les thèses du complot) et établi comme une vérité. Ce sont les éléments d'un mythe."
Dès le 3 octobre 2001, l'épisode Isaac & Ishmael de la série "West Wing" ("A la Maison Blanche"), tourné en un temps record, s'en fit l'écho. L'on y voyait un proche collaborateur du président discourir sur le terrorisme devant un parterre de lycéens en visite à la Maison Blanche. Pareille démarche pédagogique fut rare tant il est vrai que les attentats relancèrent plutôt à Hollywood les drames compassionnels, les films catastrophe et les séries d'espionnage.
UNE CULTURE DE LA PEUR
Une fois passée la sidération provoquée par la vue des avions percutant les tours jumelles, l'effondrement de celles-ci dans un nuage de cendres aussi gros d'un champignon atomique, la fabrique des images hollywoodiennes a tourné à plein régime, qu'il s'agisse de collecter des témoignages, de reconstituer une partie des événements (Vol 93 , Cellule Hambourg produit par la chaîne anglaise Channel 4 en 2004), d'en montrer les racines ("Destination 11 septembre") ou les effets du Patriot Act. Cette réactivité sans précédent s'explique, selon Bertrand Gervais, par le fait que l'événement, circonscrit dans le temps, correspond à la durée d'un blockbuster, et que, comparé à la guerre du Vietnam, " il est beaucoup plus facile, du moins à un premier niveau, de déterminer dans le cas du 11-Septembre les victimes et les agresseurs, le sens, la portée et les conséquences des attaques". Si les attentats perpétrés par Al-Qaida ont marqué une rupture géopolitique majeure, le choc qu'ils ont causé s'est inscrit dans une culture de la peur aux Etats-Unis, imagée depuis les années 1950 par les réalisateurs de science-fiction. A l'écran, le danger est souvent venu du ciel : soucoupes volantes annonciatrices d'apocalypse, aliens aux visées destructrices, missiles de la guerre froide promettant l'anéantissement.
Dans , un documentaire américain de 2011, Steven Spielberg avoue qu'il n'aurait jamais fait Rencontre du troisième type et E.T. : " Je pense qu'après le 11-Septembre, j'ai perdu un peu de mon innocence. L'inconnu n'est peut-être pas aussi bienveillant que ça." Aux espions de l'Est, aux communistes armés de la bombe nucléaire, au fantasme de cinquième colonne, a succédé à l'écran, jusqu'à y proliférer, la figure du terroriste, de l'ennemi invisible, des cellules dormantes.
" A partir de 2002, nota l'historienne Olivia Brender dans une étude publiée en 2007 par l'institut Pierre Renouvin, les personnages d'"Arabes" se multiplièrent dans les séries télévisées. Si, par le nombre d'intrigues où des Arabes furent suspectés à tort d'être des terroristes, la fiction télévisée hollywoodienne sembla assumer un rôle pédagogique en combattant les clichés qu'avaient pu faire naître les attentats du 11-Septembre, force est de constater qu'elle participa insidieusement à alimenter la peur à l'égard des Arabes vivant sur le sol américain. (...) Par sa seule présence physique, le personnage "arabe" crée un danger potentiel."
DOUTE ET PATRIOTISME
Exemple le plus significatif : les multiples saisons entre 2001 et 2010 de "24 heures chrono" où Jack Bauer (Kiefer Sutherland), agent de l'unité antiterroriste, pourchassa inlassablement les ennemis de l'Amérique. La quatrième saison de cette série créée par un républicain militant, déclencha une vive polémique aux Etats-Unis, sur l'apologie et la banalisation de la torture. D'autant que la Fox, qui diffusait "24" aux Etats-Unis, était une chaîne conservatrice soutenant jusqu'à la propagande la politique de Georges Bush.
Par son rythme, sa violence, la force de frappe de ses rebondissements, cette série a durablement marqué les esprits. Au point que le meurtre d'Oussama Ben Laden, après l'assaut conduit par les forces spéciales américaines le 2 mai dernier dans la ville d'Abbottabad au nord du Pakistan - sujet du prochain film de Kathryn Bigelow (Démineurs) -, semble tiré d'un épisode de "24 heures".
La menace terroriste post 11-Septembre s'est greffée sur des genres très divers. Elle constitue la trame de la série paranormale "Fringe" (TF1), du feuilleton paranoïaque "Rubicon" (Orange Cinémax, 6 septembre, 20 h 40) et de la deuxième saison de "The Killing" (Arte, 6 septembre). " Les talibans ne cessent de se renforcer. Parfois, au sein d'une démocratie, on est contraint d'oublier la démocratie afin de se battre et de défendre la démocratie", entend-on dans ce thriller en dix épisodes où l'engagement du Danemark en Afghanistan aux côtés de l'armée américaine sert de toile de fond.
Après le 11-Septembre et la guerre en Afghanistan, deux perspectives se sont ouvertes aux scénaristes : dépeindre une Amérique qui doute, traversée par une perte de confiance (séries conspiration-nistes, type "Alias") ou renforcer le patriotisme en suggérant la victoire morale des Américains. Tel fut le ressort de "Rescue Me : les héros du 11- Septembre", hommage rendu aux pompiers, présentés comme des héros ordinaires et promus représentants d'un pays endeuillé qui retrousse ses manches et participe à la reconstruction. Même démarche chez Oliver Stone qui signa, cinq ans après le drame, World Trade Center, l'adaptation fidèle de l'histoire de deux policiers ayant survécu à la catastrophe. Cela, vingt ans après Platoon, son film sur la guerre du Vietnam. Chez les spectateurs, le symbole de la chute - silhouettes tombant des gratte-ciel, et l'Amérique de son piédestal - reste indissolublement associé au 11-Septembre. Par persistance rétinienne, l'événement aura brouillé les frontières entre réel et fiction et même passé et présent. Au point, par exemple, de nous faire lire autrement des images sans lien avec celui-ci.
Difficile, par exemple, de regarder le générique de la série "Mad Men" où un homme en costume cravate chute interminablement d'un immeuble sans que se superpose l'image des personnes qui, ce jour-là, se sont défenestrés du haut des tours du World Trade Center. Les ondes de choc du 11-Septembre se font toujours sentir.
Macha Séry

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