samedi 10 septembre 2011

Vous avez dit "crise humanitaire" ?

L'heure est aux déploiements militaires et aux annonces martiales. Cette série d'attentats inédits appelle naturellement une riposte, encore à venir au moment où ces lignes sont écrites. Rien ne peut justifier la mise à mort délibérée de milliers de civils et, d'ailleurs, nul ne semble contester, dans le monde, le droit des Etats-Unis à rechercher et punir les auteurs et les complices de ces actes ignobles. La seule question qui se pose à ce sujet est celle de la proportionnalité, ou plus exactement du ciblage des représailles, placées désormais sous le signe énigmatique de la "liberté immuable".
Parmi les alliés des Etats-Unis comme au sein de la société et de l'administration américaines, des voix s'élèvent, qui appellent à la raison et à la mesure. Les risques d'enchaînement catastrophique menant à un embrasement régional sont suffisamment sérieux pour que ces appels à la retenue ne soient pas disqualifiés comme une vulgaire "morale d'ambulancier", mais pris pour ce qu'ils sont : une obligation de responsabilité politique.
Des centaines de milliers d'Afghans, qui ont connu l'épreuve des bombardements de haute altitude à l'époque de l'occupation soviétique, ont préféré prendre les devants et s'éloigner autant qu'ils le peuvent des zones potentiellement visées. On veut croire que leur angoisse ne sera pas justifiée par les faits à venir et l'on veut rappeler ici qu'une partie suffisante des sommes gigantesques débloquées pour financer l'aide aux victimes doit leur être attribuée. Ils sont eux aussi victimes des talibans, de leur mentor Ben Laden et des lamentables calculs de ces experts en géopolitique qui croient encore que l'ennemi de leur ennemi est leur ami.
L'Afghanistan est menacé, paraît-il, d'une "terrible crise humanitaire". Dans ce vaste ensemble que sont les pays d'Afrique, d'Amérique latine et d'Asie, un exode, une famine organisée, un ouragan, une guerre, un génocide, un séisme sont nommés "crises humanitaires". Il y en a de terribles, il y en a donc de moins terribles. Mais personne, à l'exception notable du mollah Omar, chef des talibans, n'a eu l'idée de qualifier la catastrophe de Manhattan de "crise humanitaire". Sans doute parce que l'on sent bien qu'une telle qualification n'aurait fait qu'ajouter l'humiliation à la douleur, sans rien dire de plus sur la situation elle-même. Car l'emploi de cette formule révèle l'existence d'une double humanité : le fait que certains êtres humains sont plus humains que d'autres.
Le génocide du Rwanda fut qualifié en juin 1994 (à la demande du président Bill Clinton) de "crise humanitaire", ce qui déliait la communauté internationale de toute obligation de mettre un terme au massacre, alors que le monde en général et le Conseil de sécurité en particulier savaient ce qu'il en était. Rappelons-nous aussi la guerre en Bosnie et le traitement humanitaire de cette "crise humanitaire" qui culmina avec le massacre de Srebrenica en juillet 1995.
Dans les deux cas, pourtant, des forces militaires de l'ONU étaient présentes, qui engageaient la responsabilité directe de ceux qui les avaient envoyées. Dans les deux cas, un crime contre l'humanité était perpétré sous nos yeux. Nul gouvernement, nulle autorité politique ne songea pourtant à demander la moindre minute de silence à la mémoire des victimes de ces carnages. Des millions d'élèves des lycées et collèges de la République ont donc appris, le 14 septembre, qu'en dépit de ce qu'on leur enseigne, la vie humaine n'a officiellement pas la même valeur à New York qu'à Kigali.
Le prix accordé à la vie, c'est précisément ce qui distingue la civilisation de la barbarie, assène-t-on souvent dans les nombreux débats du moment comme un argument définitif. On a même entendu que l'interdiction de diffuser des images de cadavres n'était pas ici une censure mais un signe de respect envers les victimes et leurs familles. Comment ne pas voir dans cet hommage la ratification de la division d'une humanité entre ceux que l'on respecte, donc, et ceux que l'on méprise - fût-ce avec une bienveillance toute "humanitaire" - en étalant leurs viscères à la "une" de nos journaux ? Mais passons.
La vie sacrée ou le sacrifice de la vie, là se trouverait la ligne de partage entre eux et nous. Au-delà de cette frontière, point de discussions ni de compromis, la chasse est ouverte. De nombreuses voix, et non des moindres, se sont déjà élevées contre une telle division du monde entre Bien et Mal ; il faut souhaiter qu'elles parviendront à tempérer les ardeurs de croisés affichées par de hauts responsables de l'administration de George W. Bush. Faute de quoi nous entrerions dans la logique infernale de tous les Ben Laden de la planète. Nous manquerions aussi une dimension essentielle de la crise actuelle : les raisons du ressentiment, voire de la haine, qu'éprouvent tant de gens dans le monde à l'égard des Etats-Unis.
Le soutien apporté par les Etats-Unis (et d'autres démocraties occidentales) à des dictatures corrompues, leur engagement aux côtés de régimes pratiquant la torture, voire le crime de masse, comme mode de gouvernement, sont des faits objectifs. De l'Indonésie à Panama, de la Colombie au Pakistan en passant par le Chili, la Somalie ou le Salvador, beaucoup de gens ont de sérieuses raisons d'en vouloir aux Etats-Unis. Dans de nombreux pays "amis de l'Occident" où l'opposition a été écrasée, la revendication du changement a été peu à peu annexée par des groupes extrémistes et singulièrement par les islamistes dans les pays musulmans.
Qui ira expliquer à un Irakien pourquoi, après avoir été l'allié du monde libre lorsqu'il agressait l'Iran, Saddam Hussein est devenu une figure du diable quand il a envahi le Koweït ? Qui lui dira que c'est au nom des droits de l'homme et du respect de la vie que les Etats-Unis s'acharnent à maintenir l'embargo contre son pays et à le bombarder régulièrement depuis des années ? Ce n'est pas la haine de la démocratie qui a poussé des Palestiniens à crier leur joie dans la rue le 11 septembre, mais le sentiment que, cette fois-ci, les destructions étaient du côté opposé. Montées entre deux plans d'apocalypse à Manhattan, ces scènes étaient insupportables. Il est trop facile, cependant, de n'y voir qu'un fanatisme d'un autre âge, en oubliant qu'elles se produisent au sein d'une société humiliée, violentée jour après jour par l'armée et les colons israéliens depuis des années et qui voit Washington comme le soutien indéfectible de ceux qui les oppriment.
Il suffit de décentrer quelque peu son regard sur le monde pour comprendre à quel point le discours occidental sur le caractère sacré de la vie et des droits inaliénables de la personne peut apparaître comme une pure tartufferie. Constater ces processus ne revient pas à légitimer le terrorisme, mais à désigner et reconnaître ses racines politiques.

Tribune publiée dans Le Monde, du 29 septembre 2001

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