samedi 10 septembre 2011

Une nouvelle "grammaire des civilisations"

Après le carnage du 11 septembre et la destruction de bâtiments hautement symboliques de la nation américaine, George W. Bush a rappelé que la destruction d'une architecture ne devait pas affaiblir "l'esprit de la fondation", celui des "pères fondateurs" qui ont présidé à la naissance de la communauté politique américaine. Après la crise économique de 1929, après l'assassinat du président Kennedy en 1963, le peuple américain est à nouveau invité à retrouver l'architecture mentale de la nation.
Pourtant, l'historien Fernand Braudel doutait déjà, dans sa Grammaire des civilisations, que le peuple américain puisse indéfiniment se réclamer de l'esprit de la fondation, cet "âge d'or" de leur histoire. Depuis le 11 septembre, les Américains peuvent-ils encore croire qu'ils vivent innocemment dans une île, à l'abri du monde dans leur terre promise ? Les Etats-Unis sont l'un des "enfants de l'Europe" - titre d'un livre du politologue américain Louis Hartz -, c'est une nation issue de l'Europe dont elle a voulu s'émanciper.
D'où le "récit américain", rythmé d'Est en Ouest, qui scrute le monde dans un prisme qui n'est plus européen et met en scène une terre promise rassemblant des immigrants du monde entier. Partis d'Europe, les premiers immigrants créent un monde qui a vite fait d'oublier l'Europe et d'inventer un extrême Occident qui rejoint l'Orient extrême.
Mais, loin de la caricature d'un "impérialisme provincial" dominant la planète, la mondialisation culturelle a aujourd'hui un double visage : si elle renvoie de fait à l'hégémonie des industries culturelles américaines, elle accompagne aussi l'émergence d'aires culturelles nouvelles : indienne, chinoise, musulmane, etc. Or cette posture intermédiaire de l'Amérique entre une Europe déclinée au passé et des mondes émergents, ou réémergents, dans un contexte postcolonial, est aujourd'hui mise à mal.
Jérôme Charyn et Benjamin Barber ont parlé l'un et l'autre à juste titre de la "perte d'innocence" de la nation américaine. A la différence du continent européen, qui a perdu la sienne au cours du XXe siècle, les Etats-Unis n'ont connu en leur sein ni les tranchées de 1914-1918 ni le nazisme. Ils ne peuvent plus masquer leur vulnérabilité, depuis la date fatidique du 11 septembre, derrière un bouclier antimissile ou un contrôle antiterroriste absolu. L'attentat contre le World Trade Center en 1993 n'était pas une malencontreuse parenthèse, les Etats-Unis éprouvent désormais la fragilité de toute société démocratique ouverte comme les pays européens des années 1970 et 1980.
En dépit des films qu'elle a suscités (Coppola, Kubrick, Cimino, De Palma...), la guerre du Vietnam n'a pas favorisé une telle prise de conscience. Le Vietnam se situait géographiquement très loin pour les Américains, mais ils ont vite projeté leur malaise sur le territoire américain lui-même : le meilleur exemple en est Les Visiteurs (1971), d'Elia Kazan, un règlement de comptes entre anciens du Vietnam se présentant comme une suite tragique d'America, America (1963), ce magnifique hommage à l'immigrant.
L'imaginaire des Américains ne s'est pas nourri uniquement d'extraterrestres venus d'ailleurs durant les deux dernières décennies ; il a dévoré à l'excès des images exhibant une violence terroriste. A se tourner vers leurs écrans, on voit des bombes et des actions terroristes qui ébranlent les "fondations" de l'intérieur en faisant sauter les villes et les immeubles, hors de tout champ de bataille.
Voilà donc l'Amérique devenue un pays comme un autre, un espace national qui ne peut plus se nourrir de l'illusion d'être totalement protégé de l'extérieur alors même qu'il est une plaque tournante de la mondialisation. Voilà, nous disent les économistes, un pays qui doit reconnaître sa dette financière et ne peut plus se targuer de sa position de recours.
"Enfant de l'Europe", île à la fois ouverte et fermée au reste du monde, l'Amérique va-t-elle mieux s'accorder à celui-ci, reconnaître ses dettes de toute nature ? Va-t-elle se courber devant les leçons de morale d'une Europe qui n'aura de cesse de lui rappeler son refus de se plier à des règles globales et communes, même quand celles-ci sont à leur désavantage (Kyoto, banques offshore) ?
Il ne faut pas se leurrer, les attitudes respectives de l'Europe et des Etats-Unis devront désormais se fonder sur un respect réciproque, mais aussi sur le constat que les uns et les autres sont partie prenante d'une mondialisation (culturelle, économique, territoriale, technologique...) à laquelle le multilatéralisme classique n'est pas une réponse plus adaptée que l'hégémonie passée de l'hyperpuissance meurtrie.
Dans le vigoureux retour de l'histoire qui aura lieu dans les années à venir, l'erreur sera d'opposer deux états d'esprit antagonistes alors que les Etats-Unis sont entrés dans une histoire où l'Europe n'est plus derrière eux, et que l'Europe doit simultanément tenir compte d'un monde posteuropéen dont l'Amérique n'est pas l'unique composante. Pour les uns comme pour les autres, il y a une leçon du 11 septembre : la mondialisation est désormais incontournable. L'île américaine n'est plus à l'abri des tempêtes de l'histoire, et l'Europe doit cultiver les valeurs démocratiques dans un contexte qui est posteuropéen.
Au moment où les Etats-Unis entrent douloureusement dans l'histoire du monde (77 nations représentées parmi les victimes), il reste à l'Europe, qui a pressenti les maux de la mondialisation économique, à prendre acte des bouleversements d'une histoire qui n'est plus celle de sa grandeur passée ou de ses échecs répétés du XXe siècle. Croire que l'Europe va récolter spontanément les gains spirituels et historiques de l'acte terroriste perpétré le 11 septembre, c'est ne pas comprendre que le monde issu de la mondialisation est posteuropéen, post-colonial, et qu'il s'accompagne de l'émergence historique d'aires culturelles inéluctablement vouées à prendre leur autonomie. Si les valeurs démocratiques, nécessairement universelles, ne sont pas des abstractions, elles doivent irriguer d'autres cultures que l'Europe, qui en a été l'accoucheuse, procéder d'un esprit architectural et assurer des fondations inédites à l'échelle planétaire.
La "grammaire des civilisations" n'est plus la même qu'en 1989 : hier, on s'imaginait que les valeurs démocratiques allaient se répandre comme de la poudre ; aujourd'hui, le monde a pris feu à Manhattan, des civilisations autres que celles que symbolisent l'Europe et les Etats-Unis sont l'avenir commun. Les valeurs démocratiques ne sont pas défuntes pour autant, pas plus que les Etats-Unis ne sont sur le déclin.
Si ces derniers doivent retrouver l'esprit d'une fondation qui n'est plus celui des premiers immigrants et de la terre d'élection des puritains, l'Europe doit valoriser les exigences de la démocratie dans un monde dont le paysage a changé brutalement. L'embellie de l'après-1989 est derrière nous, la doctrine zéro mort et le risque zéro sont mis à mal, l'histoire recommence.
Tribune publiée dans Le Monde du 3 octobre 2001

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