samedi 10 septembre 2011

Le prix à payer

Sans procéder à la moindre analyse méthodique, sans passer par le processus habituel de consultation et d'examen d'un département ministériel à l'autre, les Etats-Unis ont adopté une politique étrangère entièrement nouvelle. En élevant au rang de priorité absolue la lutte contre le terrorisme - et non pas simplement contre les terroristes qui ont commis les attentats du 11 septembre -, on a changé les principes de base de la politique étrangère américaine.
Surtout, ce changement implique la formation d'une alliance avec la Russie, la Chine et l'Inde, ainsi que les pays de l'OTAN, le Japon et autres participants. Une telle alliance des grandes puissances pour l'ordre international ne s'était pas vue depuis le milieu du XIXe siècle, où la menace transnationale venait de la révolution libérale et non d'un terrorisme fanatique.
Inévitablement, cette politique nouvelle se heurte aux anciennes priorités, que ce soit du point de vue des droits de l'homme, pour ce qui concerne la Chine, ou de la défense antimissiles qu'il n'est plus possible d'imposer à la Russie. Ce bouleversement dans la politique étrangère américaine s'est opéré spontanément aussitôt après le 11 septembre. Lorsque les Etats-Unis ont exigé du Pakistan l'arrêt brutal de son soutien en sous-main au régime taliban d'Afghanistan, une alliance est née, qui n'attendait que cela. L'Inde était fin prête, évidemment. La menace implicite qu'elle représentait a rendu impératif pour le Pakistan d'éviter l'isolement sur le plan international.
La réaction de la Russie n'a pas été de protester contre les intimidations américaines, mais d'offrir immédiatement sa coopération qui s'est concrétisée au fur et à mesure que les jours passaient, les forces armées américaines ayant à présent accès aux bases de l'ancienne Union soviétique en Asie centrale, avec le plein accord de Moscou.
La Chine, seule alliée du Pakistan, aurait pu intervenir pour soutenir ce pays face aux pressions des Etats-Unis. Elle ne l'a pas fait. En dépit des graves tensions sino-américaines qui semblaient annoncer une confrontation directe au début de cette année, le facteur décisif pour la Chine, comme pour la Russie et pour l'Inde, s'est révélé être la menace islamiste - il y a eu des bombes dans des bus à Pékin et de nombreux attentats dans le Hsin-chiang.
A moins qu'ils ne livrent très vite Oussama Ben Laden, comme certains l'espèrent encore à Washington, la première cible de cette politique et de cette alliance nouvelles doit être les talibans qui règnent sur une grande partie de l'Afghanistan. Non content d'abriter le réseau d'Oussama Ben Laden, l'Afghanistan sert aujourd'hui de base aux mouvements terroristes qui agissent en Russie, en Chine et en Inde. Une stratégie s'impose, qui est de s'appuyer sur la coopération - certes réticente - du Pakistan pour empêcher l'approvisionnement en munitions des talibans. Ils en ont besoin pour continuer de se battre, n'ayant pas de production sur place ni d'autres fournisseurs.
Parallèlement, les Etats-Unis et la Russie coopéreront pour accroître les livraisons de matériel militaire à l'Alliance du Nord qui reste le gouvernement d'Afghanistan reconnu par la communauté internationale, même s'il ne contrôle qu'une fraction du territoire. L'argent jouera aussi un rôle. Les talibans ont conquis une grande partie de l'Afghanistan non par la lutte mais grâce aux fonds reçus de donateurs arabes, par l'intermédiaire des renseignements militaires pakistanais, et qui ont servi à acheter la fidélité des chefs tribaux et des seigneurs de la guerre.
Désormais, l'argent pourrait changer l'équilibre du pouvoir. Car même si les Saoudiens et les Pakistanais ne suppriment pas leur soutien financier aux talibans, l'Alliance du Nord pourrait renchérir sur eux avec les fonds américains. Qu'Oussama Ben Laden soit ou non tué ou fait prisonnier à cette occasion, le peuple afghan et le monde entier tireraient grand profit de la défaite des talibans, un objectif qui en vaut la peine et que les Etats-Unis n'auraient pas pu atteindre seuls.
Il y a certes un prix à cela. Pour obtenir une aide contre les terroristes anti-américains, les Etats-Unis doivent s'opposer de la même façon aux ennemis terroristes de la Chine, de l'Inde et de la Russie. Si le Hamas palestinien et ses kamikazes meurtriers en sont exclus, la première liste des organisations proscrites dressée par le gouvernement américain inclut déjà les groupes armés en lutte au Cachemire, qui seront considérés par d'autres comme des combattants de la liberté.
Les Etats-Unis ne peuvent pas non plus continuer d'émettre des réserves sur la Tchétchénie, où les Russes se battent contre une menace islamiste en même temps que contre un mouvement d'indépendance national.
Après le 11 septembre, il a fallu prendre en nombre des décisions délicates. Face à des fanatiques sans pitié, ayant la capacité d'exploiter les failles du monde moderne, les Etats-Unis ont constitué une alliance internationale qui a pour objectif l'ordre plutôt que la liberté, si tant est qu'il y ait choix.
Ce fait n'a pas à être déploré, il doit au contraire être reconnu ".
Tribune publiée dans Le Monde, du 3 octobre 2001
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Sylvette Gleize. © Edward Luttwak

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