dimanche 2 octobre 2011

La chute d'un empire

Les événements dans les Pays Baltes au début de l'année 1991 ont accéléré le processus d'éclatement de l'Union soviétique. Le journal Novoïé Vremia a entamé la publication d'une série d'articles sur ce bouleversement historique.

Courrier International, Dossier URSS, 1991-2011
Lioubov Tsoukanova, 02 février 2011, Novoïé Vremia.
Il y a tout juste vingt ans, le processus d'éclatement de l'URSS entrait dans sa dernière phase. Ce pays qui était la Patrie de plus de 289 millions de Soviétiques a cessé d'exister juridiquement le 8 décembre 1991. Toutefois, la dislocation avait commencé dès le mois de janvier, avec les manifestations tragiques de Riga et Vilnius, où le Kremlin, pris de court par les envies d'indépendance, avait eu recours à la force militaire. A partir de ce moment, les divergences entre Moscou, qui voulait à tout prix conserver un statu-quo, et les républiques fédérées, qui aspiraient à la séparation, s'étaient exacerbées. L'effet boule de neige était tel que la situation était devenue intenable.

La disparition d'un Etat qui s'étendait, comme le répétait joliment l'immuable cliché de la propagande soviétique, sur un sixième des terres émergées, n'a pas produit le même effet sur tous ses citoyens. Ceux qui s'étaient véritablement battus pour la sécession de leurs républiques et le retour à une indépendance qu'ils avaient connue auparavant, comme les pays Baltes, ou pour conquérir leur autonomie, comme la Géorgie ou la Moldavie, ont eu un sentiment de victoire. C'était la fin de l'“Empire du mal”, de la gigantesque machine de répression. Ceux qui estimaient que l'inclusion dans une “famille de peuples frères” s'était faite sous la contrainte s'étaient réjouis. C'était pour eux la fin d'une injustice, la disparition d'un mécanisme étatique trop pesant qui bloquait le développement du pays et des peuples qu'il abritait. Les élites nationales ont vu une carte à jouer. Dans les républiques fédérées, la nomenklatura du parti et de l'administration n'a pas tardé à comprendre que, libérée de la tutelle de Moscou, elle pourrait profiter de vastes opportunités : plus besoin de partager le pouvoir, les ressources ou le patrimoine.

Certains ont perçu l'éclatement de l'URSS comme inévitable au regard de l'Histoire, tout en sachant que le processus de divorce serait long et complexe. Mais pour de très nombreux Soviétiques, ceux qui avaient voté en faveur d'une Union “rénovée” lors des référendums de 1991, comme ceux qui avaient opté pour l'indépendance de leurs républiques (et c'étaient souvent les mêmes personnes), la disparition de l'URSS a constitué un choc émotionnel, voire, pour certains, une vraie catastrophe.

Le langage est très sensible à l'état de l'opinion. Ainsi, en Russie, on parle rarement de simple “éclatement” de l'URSS ; le terme consacré est “effondrement ». C'est ainsi que Vladimir Poutine a qualifié la disparition de l'URSS de “plus terrible catastrophe géopolitique du XXe siècle”, et les nombreux efforts désormais entrepris pour restaurer la vassalité des anciens territoires soviétiques, à défaut de pouvoir recréer l'Union, ne doivent rien au hasard. Mais plus le temps passe, plus il devient clair que l'empire ne sera jamais reconstitué. Parce que sa disparition n'a pas été l'œuvre d'une machination extérieure. Ce fut au contraire le résultat de plusieurs décennies d'une pression absolue. Un ressort complètement écrasé, lorsqu'il se détend, frappe tout ce qu'il rencontre, et en premier lieu ceux qui sont le moins responsables de la situation. L’année 1991 est riche en enseignements, bons à méditer aujourd’hui encore.

Janvier 1991 : Les pays Baltes en première ligne

[La Lettonie, la Lituanie et l’Estonie ont entamé la rupture avec Moscou dès le  printemps 1990, en rétablissant leur indépendance, par le biais de leur parlement. En août 1989, une chaîne humaine avaient été organisée à travers les trois républiques pour dénoncer leur annexion par l’URSS à la suite du Pacte germano-soviétique signé en 1939. En avril 1990, un blocus économique contre la Lituanie fut décrété par le Kremlin, qui multipliera ensuite les intimidations et les pressions jusqu’à envoyer les chars à Vilnius, le 13 janvier 1991].

2 janvier
Riga (Lettonie)
Un détachement d'OMON s'empare de la Maison des journalistes. (En décembre, 15 explosions ont retenti à travers toute la Lettonie, dont 4 pour la seule nuit du 26 au 27 décembre.) Les habitants de Riga descendent dans les rues. Les imprimeries se sont mises en grève.

13 janvier
Vilnius (Lituanie)
Peu après minuit, une colonne de blindés se dirige vers le centre-ville. A 1h50, les chars encerclent la tour de télé. Des blindés de transport de troupes acheminent des parachutistes qui repoussent à coups de crosse les gens venus défendre le bâtiment. Des rafales sont tirées, on compte des blessés et les premiers morts. Selon les journalistes présents sur place, des grenades fumigènes et des charges explosives sont lancées contre une foule sans armes. 

Des journalistes, y compris étrangers, sont passés à tabac, leurs appareils photos et caméras sont arrachés.
A 2h10, le présentateur de la télévision lituanienne a juste le temps d'annoncer que le bâtiment est pris par des hommes en armes, et l'antenne est coupée.
A 2h25, les chars sont devant les bureaux du télégraphe. Le porte-parole du Soviet suprême annonce que les militaires contrôlent l'agence télégraphique.
De 2h à 5 heures du matin, le représentant permanent de la Lituanie à Moscou essaie en vain d'entrer en contact avec le président Gorbatchev et le ministre de la Défense, Dmitri Iazov. Ce n'est qu'à 5h que la radio canadienne retransmet l'ordre donné par Gorbatchev aux militaires, et que les chars quittent les abords du parlement et de la tour de télé.
Le ministre lituanien de la Santé livre un bilan de 14 morts, dont deux personnes écrasées par des chars, et 144 blessés. Un spetsnaz de Pskov a été tué par balle.
Le procureur général de Lituanie ouvre une instruction contre les membres du Comité de salut national de Lituanie créé par les chefs du Parti communiste. Ils sont soupçonnés de vouloir organiser un renversement du pouvoir.
Au matin, l'état d'urgence est décrété dans Vilnius.
En début d'après-midi, une foule de 80 000 personnes se rassemble devant le bâtiment du Soviet suprême de Lituanie. Malgré les rumeurs disant que les militaires ont lancé un ultimatum et exigent que les manifestants évacuent la Place de l'Indépendance, personne ne bouge. Les cloches des églises catholiques et orthodoxes de toute la Lituanie se mettent à sonner.

Riga
Sur la place centrale de la ville, des milliers de personnes viennent exprimer leur solidarité avec la Lituanie.

Vilnius
Devant le Soviet suprême de Lituanie réuni en session plénière, son président, Vytautas Landsbergis, annonce que le chef du parlement russe, Boris Eltsine, exige le retrait des unités fédérales de parachutistes de Lituanie, tandis que le ministre soviétique de la Défense, le maréchal Iazov, affirme ne pas avoir donné l'ordre de tirer sur des civils. Pour Landsbergis, “on se demande qui gouverne vraiment, entre Gorbatchev, les généraux et le Politburo”.

Tallin (Estonie)
Les présidents des Soviets suprêmes de Lituanie, de Lettonie, d'Estonie et de Russie signent un appel commun au Secrétaire général de l'ONU, demandant d'organiser une conférence internationale sur le règlement des problèmes dans les pays Baltes.

14 janvier
Vilnius
La Lituanie prend le deuil en mémoire des morts de la veille.

Moscou
Au matin, Boris Pougo, le ministre soviétique de l'Intérieur, déclare lors d'une séance du Soviet suprême de l'URSS qu'aucun des dirigeants du pays n'a donné l'ordre aux unités de militaires basées à Vilnius d'employer la force.

Vilnius
Des barricades sont dressées pour barrer l'accès à la place où s'élèvent les locaux du Soviet suprême de Lituanie. Sur le grillage métallique, les habitants accrochent leurs passeports soviétiques, livrets militaires, médailles, et des tracts.

Riga
Les communistes exigent la démission du gouvernement et du Soviet suprême de Lettonie et menacent de lancer une grève générale. Les écoles de la capitale sont fermées.

Moscou
Le soir, lors d'une nouvelle séance du Soviet suprême de l'URSS, Mikhaïl Gorbatchev rapporte avoir discuté plusieurs heures avec Vytautas Landsbergis. Le président soviétique qualifie cet échange d'“improductif” et constate : “J'en ai retiré l'impression qu'il sera très difficile de trouver la voie du dialogue”.

15 janvier
Riga
La population tient un grand rassemblement dans le centre de la ville. Le président du Soviet suprême de Lettonie, Anatoli Gorbounov, a obtenu du général Kouzmine, commandant du district militaire de la Baltique, dont l'état-major se trouve à Riga, la garantie orale que l'armée n'interviendrait pas.

16 janvier

Riga
Sur le pont de Vetsmilgravis (le quartier qui abrite la base des OMON), les “Bérets noirs” ouvrent le feu sur cinq véhicules, une ambulance, et incendient un minibus. Une personne mourra de ses blessures.

20 janvier

Riga
Dans la soirée, des OMON de Riga, dirigés par Tcheslav Mlynnik, s'emparent du ministère de l'Intérieur de Lettonie, faisant 4 morts et 9 blessés. Ce n'est qu'au cours de la nuit que le Premier ministre, Ivars Godmanis, parvient à obtenir le retour des OMON à leur base.

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