samedi 24 septembre 2011

Congédiée pour avoir dépassé les "limites"

LE MONDE DES LIVRES | 15.09.11 | 11h57

Les responsables de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), à Fontenay-sous-Bois, ont du mal avec le roman. Avec celui de Shumona Sinha, du moins : il se présente "comme une autofiction", estiment-ils, dans la lettre de récusation, adressée, le 2 septembre, au cabinet d'interprètes de la région parisienne qui emploie la romancière indienne.

Celle-ci se dit "surprise et déçue" de cette réaction. "Je ne pense pas que ce soit une juste lecture de mon roman. Faire de mon livre une autofiction ou un reportage sur leur institution est absurde", commente-t-elle.

Que l'Ofpra, pas plus que les demandeurs d'asile, ne soient cités nommément dans le texte, ne change rien à l'affaire, ont tranché les fonctionnaires : "La précision des descriptions (...) ne laisse aucun doute sur l'identité des organismes décrits" et la "confidentialité" censée protéger les entretiens est bafouée, puisque "exemples et extraits de récits des demandeurs d'asile occupent (...) une place de choix" dans le livre. Pire, expliquent-ils, mettant dans le même sac la narratrice et l'auteur : "Shumona Sinha exprime le mépris et la répulsion que lui inspirent les demandeurs d'asile, ce qui, déplorent-ils, convient particulièrement mal, dans une institution qui s'efforce de les traiter avec respect et dignité". Evoquant l'attirance de la narratrice d'Assommons les pauvres ! pour la belle Lucia, l'un des personnages importants du roman, les dirigeants de l'Ofpra n'hésitent pas à reprocher à l'auteur d'avoir décrit "une relation érotique fantasmée avec un officier de protection féminin, ce qui a été fort mal reçu" - pourquoi ce "féminin" et qui a "mal reçu" la chose ? Mystère...

"Limites à ne pas dépasser"

"Loin d'informer préalablement l'Office de son projet d'écriture, ce qui aurait permis de définir les limites à ne pas dépasser", concluent les fonctionnaires de Fontenay-sous-Bois, Shumona Sinha est passée outre et a "mis l'administration devant le fait accompli". Beaucoup s'en féliciteront : les jurys des prix Renaudot et Médicis ont, pour leur part, retenu le roman de Shumona Sinha dans leur première sélection.
 
Catherine Simon

Sortir de la déroute morale du sarkozysme

LEMONDE 

Je ne suis pas un militant politique, je n'ai aucune carte de parti et je n'ai jamais pris publiquement position dans une campagne électorale. J'ai une sensibilité de centre gauche qui m'a incité à voter François Bayrou et Ségolène Royal en 2007, et je garde toujours une liberté au-delà du clivage classique droite-gauche, en fonction de la personnalité des candidats et des enjeux de l'élection.

Si aujourd'hui je prends publiquement position pour un candidat, c'est parce que je suis convaincu que les enjeux sont d'une gravité exceptionnelle et que je ne vois qu'un seul candidat susceptible de les relever : François Hollande.

Parmi les nombreux défis pour la France dans les années à venir, trois me semblent particulièrement décisifs : la crise économique, financière et budgétaire, en grande partie liée à la conjoncture internationale ; la crise sociale qui découle d'une paupérisation accrue d'une partie importante de la population et d'un accroissement des inégalités ; la crise du politique au sens noble, consécutive à une perte du sens de l'intérêt collectif et du bien commun.

Le premier défi exige rigueur budgétaire et volontarisme politique pour mieux encadrer les dérives financières. Le second impose un effort de meilleure répartition des richesses, à travers notamment une réforme fiscale profonde et juste. Le dernier passe par un retour de la confiance des Français dans leurs dirigeants, qui doivent donner l'exemple d'une éthique forte et non partisane.
Le bilan du quinquennat de Nicolas Sarkozy est mitigé sur les questions économiques. Même si elle a été mal négociée, il faut mettre à son actif une première et nécessaire réforme du système des retraites que la gauche n'a jamais eu le courage d'entreprendre. Après avoir laissé courir l'endettement, il vient de faire marche arrière et se pose désormais en champion de la rigueur budgétaire.

Il est toutefois regrettable qu'aucun effort significatif n'ait été fait pour encadrer les dérives de la spéculation financière. Le bilan du président est en revanche désastreux sur les deux points suivants. Malgré de nombreuses promesses et des déclarations fracassantes, les inégalités n'ont cessé de croître et sa politique n'a surtout visé qu'à protéger les plus riches.
Mais c'est sur le dernier point que je serais le plus critique : jamais un président n'a autant mis à mal la morale publique, l'équité des institutions, la noblesse de la politique. Nicolas Sarkozy s'est comporté en chef de clan et non en président de tous les Français ; il a méprisé le pouvoir judiciaire .
Dès les premiers jours de son quinquennat, il a montré une fascination indécente pour l'argent et le clinquant, tout en expliquant aux Français qu'ils devaient faire des efforts en vue du bien commun. Il a instrumentalisé les peurs - notamment celles des étrangers et de l'islam - pour servir de bas calculs électoraux, fragilisant davantage la cohésion nationale etc.

Bref, il a grandement contribué à cette perte de confiance des Français envers leurs dirigeants et à la crise du politique. Or, comme le rappelait déjà Confucius il y a 2 500 ans, les dirigeants ne peuvent demander au peuple d'être juste et vertueux s'ils n'en donnent eux-mêmes l'exemple.

Si Nicolas Sarkozy a perdu toute crédibilité pour répondre aux grands défis qui nous attendent, que penser des principaux autres candidats à l'élection présidentielle de 2012 ? François Bayrou a toujours prôné rigueur budgétaire, justice sociale et moralité publique, mais son attitude trop solitaire et son refus d'alliance claire ne lui permettra sans doute jamais d'être élu.

Jean-Louis Borloo a un discours assez proche, mais a été trop longtemps au sein du gouvernement pour être crédible comme véritable acteur de rupture avec le sarkozysme. Ségolène Royal est trop imprévisible et nul n'a envie de voir se reproduire le scénario de la présidentielle de 2007.
Martine Aubry a de nombreux atouts, notamment sur le plan social et moral, mais elle semble trop liée à la gauche de la gauche pour pouvoir être la présidente de tous les Français et appliquer une politique économique réaliste.

J'ai lu avec attention, depuis six mois, les discours et les projets de François Hollande, homme dont j'ai par ailleurs toujours apprécié les qualités humaines. Lui seul me semble, aujourd'hui, capable d'allier responsabilité, générosité, droiture, et de susciter un large rassemblement des Français en vue d'un nouvel élan, qui demandera à tous, dans le contexte très difficile que nous vivons, foi en l'avenir, confiance dans ses dirigeants et souci du bien commun. 

François Hollande n'est pas un homme providentiel, mais tout simplement l'homme de la situation, et c'est déjà beaucoup.

Frédéric Lenoir, philosophe et écrivain, producteur à France Culture

Renouer avec le progrès

Le Monde, 22 Septembre 2011

par Axel Kahn, généticien, président de l'université Paris-Descartes


Les femmes et les hommes des Lumières ne doutaient guère que la mobilisation de l'intelligence humaine, de la science et de la technique assurerait un progrès de la prospérité des nations et des conditions du bonheur de l'humanité. Les luttes sociales en étaient, à défaut, une garantie. Or qu'entend-on aujourd'hui ? Que la gravité de la crise et les périls qui s'accumulent exigent de chacun des sacrifices, des abandons d'avantages conquis grâce au progrès et à la mobilisation de nos pères. Tout optimisme du progrès serait devenu caduc, l'homme aurait cessé d'en être le bénéficiaire pour devoir se mettre au service d'une logique techno-scientifique et financière dont toute finalité humaniste a été gommée.

C'est ce qui explique en partie la suspicion générale en laquelle nos concitoyens tiennent la notion de progrès. Elle renvoie en effet l'image d'un espoir déçu, puisque nos contemporains sont, à l'inverse de leurs prédécesseurs depuis le temps des Lumières jusqu'au XXe siècle, enclins à penser que leurs enfants et petits-enfants connaîtront des conditions d'existence moins favorables que les leurs. De plus, un développement technique et économique dépourvu de finalité autre que le développement lui-même et la création associée de valeurs numéraires fait peser une menace sur l'environnement et tend à accroître les inégalités plutôt qu'à les réduire. Une société du "toujours plus" ou le quantitatif étouffe la question de la qualité des conditions de vie, ici et maintenant, au loin et pour les générations futures, n'incite en effet guère à l'optimisme. Si on ajoute à cela les craintes ressenties d'un progrès techno-scientifique peu soucieux de la dimension humaine, on comprendra le peu d'appétence des citoyens pour ce concept.

Nos sociétés sont en crise, la crise du progrès en constitue l'une des facettes. Et pourtant ! Quel bel idéal que celui de mobiliser la raison et la créativité humaines au profit des siens et des autres. Tout dans le passé démontre que c'est possible, à condition de s'en fixer l'objectif. La magnifique épopée du pasteurisme et de la médecine, l'éducation dispensée par les "hussards noirs" de la République en témoignent entre maints autres exemples. C'est par conséquent un progrès sans projet humaniste explicite, y compris écologique, qui a cessé d'être crédible, non pas l'ambition collective de mobiliser les efforts afin de créer un monde plus accueillant.
Une telle ambition est une condition essentielle pour affronter la crise. Il ne sera en effet pas possible de mobiliser l'énergie des citoyens dans le but de sauver un système de cupidité sans limite utilisant les découvertes de la science et les outils techniques et financiers pour aggraver sans fin les inégalités et endommager la planète. En revanche, les femmes et les hommes ont démontré dans l'histoire qu'ils savaient accomplir des prodiges dans le but d'édifier la société de leurs voeux, quels que fussent les adversaires à vaincre.

Sans enthousiasme d'un progrès refondé, humaniste, il n'y aura pas de victoire durable sur la crise dans laquelle se sont enfoncés la plupart des pays développés. Sans analyse lucide et dépourvue de complaisance des mécanismes qui conduisent à la grave crise et identification des responsabilités en cause, il n'y aura pas de plan crédible pour en sortir de façon durable.

Réalisme, ambition, humanisme et progrès sont, par conséquent, des mots-clés de l'action de la ou du futur(e) président(e) de la République. Martine Aubry est la seule des candidat(e)s à l'élection présidentielle à se les être appropriés, c'est pourquoi j'appelle tous ceux qui partagent ces valeurs et ces objectifs à la soutenir.

Arnaud Montebourg, le seul antilibéral

Le Monde, 22 Septembre 2011

Dans un parti, le principe d'une primaire ouverte est une mauvaise chose : à quoi bon un parti si son leader est choisi en dehors de lui dans une nébuleuse de gauche où toutes les motivations sont possibles, y compris les plus mauvaises - choisir le pire en face pour conserver les chances de celui qu'on soutient par ailleurs à gauche ? Mais ce principe a été préféré aux congrès dans lesquels les idées peuvent s'opposer, les forces se mesurer, les alliances se constituer. Dont acte.
On sollicite le peuple de gauche - j'en suis : j'irai donc. Je ne suis pas socialiste, loin de là. Ma gauche idéale est proudhonienne. Mais l'idéal ne fait pas la loi, il indique une direction. Le réel politique français est simple : dans la configuration de la Ve République, tout a été fait pour évincer le minoritaire et créer une majorité sur le mode bipolaire - au sens mathématique et non clinique du terme...
Depuis François Mitterrand en 1983 (le tournant de la rigueur), le choix oppose désormais une gauche libérale, la sienne, et une droite libérale. Gauche et droite antilibérales se trouvent donc reléguées dans les marges. Elles servent de force d'appoint.
Ma gauche est antilibérale. Et je suis unitaire : seule l'union des gauches antilibérales peut faire de telle sorte que, dans un deuxième tour, la gauche capable de gagner ne soit pas celle qui a créé l'euro, le traité de Maastricht et accéléré la paupérisation en Europe, mais une gauche ayant le souci des pauvres, des oubliés, des sans-grade, des victimes du libéralisme, des femmes, des chômeurs, des jeunes sans emploi.
Comme jadis on crut, avec Jean-Paul Sartre, que le marxisme était l'horizon indépassable de l'époque, l'élite ayant pignon sur rue dans les médias psalmodie sans relâche que le libéralisme constitue un même horizon indépassable. C'est faux. Le libéralisme est une idéologie dont l'utopie fait des dégâts considérables avec des victimes et des morts jamais comptabilisés - les suicides, l'alcoolisme, la drogue, la violence, les antidépresseurs, la délinquance, la criminalité en procèdent largement.
Cette religion aussi sotte que le marxisme en son temps affirme que, le marché faisant la loi, une régulation naturelle s'ensuit qui, à terme, produit le bonheur et la prospérité de tous. Or, chacun le voit bien, le marché qui fait la loi, c'est la dictature de l'argent et le règne des mafias. Le jardin promis accouche de la jungle et non d'un Versailles entretenu par une main invisible, avatar déiste des libéraux du XVIIIe siècle.
Tous les candidats à la primaire socialiste, sauf un, communient dans cette religion libérale. On peut bien essayer de chercher des différences entre les six prétendants, on ne trouvera que des looks à opposer - François Hollande l'a bien compris qui annonce s'être "préparé" à diriger la France en renonçant à son humour et en faisant un régime alimentaire ! Un programme subliminal pour la nation : arrêter de rigoler et se serrer la ceinture...
Aujourd'hui, avec la logique libérale, le marché fait la loi sur la totalité du globe. Désormais les choses sont simples et nous n'avons le choix qu'entre deux hypothèses : soit on persiste dans la religion libérale, dès lors, il faut accepter une compétition universelle avec le travail des enfants, des vieillards, des malades, des femmes, des valides, tous mobilisés dans ces bidonvilles de la production planétaire qui pullulent en Chine, en Inde, au Maghreb.
A partir de ce moment, il nous faut dire adieu à la protection sociale française (la Sécurité sociale, la retraite), à l'éducation nationale gratuite, laïque et obligatoire, au service public (la poste, la SNCF), à un mode de vie (les loisirs, la durée du temps de travail, les congés, les infrastructures culturelles).
Soit on sait que le libéralisme est une utopie concrète et dangereuse et l'on opte pour une gauche antilibérale, autrement dit une gauche de gauche. Dans la primaire socialiste, seul Arnaud Montebourg campe sur cette position. S'il était le candidat du Parti socialiste, lui seul obtiendrait une alliance avec le Front de gauche (pour lequel je voterai au premier tour de la présidentielle) qui a réussi, déjà, à enclencher une logique unitaire avec le Parti de gauche, le PCF et la Gauche unitaire.
Ce qui m'intéresse est moins la somme de ces trois composantes que la dynamique obtenue. Arnaud Montebourg pourrait contribuer à cristalliser cette gauche antilibérale susceptible de faire une première révolution : se retrouver au second tour de l'élection présidentielle.
Michel Onfray, philosophe, fondateur, en 2002, de l'Université populaire de Caen

Les coûts de la main d'oeuvre dans l'Union européenne au deuxième trimestre 2011

Prolongement des résultats de l'enquête ECMO par les indices du coût de la main d'oeuvre

20/09/2011 

Coe-Rexecode prolonge chaque trimestre les résultats de la dernière enquête sur les coûts de la main d'oeuvre (ECMO) à partir des indices du coût de la main d'oeuvre publiés par Eurostat. Nous rendons public ce calcul.

Eurostat a publié le 16 septembre les indices trimestriels de coût de la main d'oeuvre pour le 2ème trimestre 2011. Ils permettent de prolonger les résultats des données de l'enquête quadriennale sur le coût moyen de l'heure de travail ( voir la note méthodologique ).

Dans l'ensemble de l'industrie et des services marchands, au 2ème trimestre 2011, le coût horaire de la main d'oeuvre est estimé à 28,1 euros en moyenne pour l'ensemble de la zone euro. Il a progressé de 3,5% sur un an. Pour la France, le coût de l'heure de travail ressort a 34,6 euros, en hausse de 3,4% sur un an. Il est de 31,5 euros pour l'Allemagne.

Dans l'industrie manufacturière, le coût horaire de la main d'oeuvre s'inscrit à 30,1 euros en moyenne pour l'ensemble de la zone euro. Il progresse de 4,7% sur un an. Pour la France, il ressort à 36,1 euros, en hausse de 4,7% sur un an. Il est de 35,9 euros en Allemagne, où il progresse de 6,2% sur un an.
Tableau coûts de la main d'oeuvre 2000-2011 France, zone euro, Royaume-Uni - Calcul Coe-Rexecode
 
Voir les données pour les 27 pays membres de l'Union européenne
Prochaine mise à jour : la publication des indices du 3° trimestre 2011 est annoncée pour le 16/12/2011 (calendrier provisoire).

Salaires, coût du travail : les différentiels France-Allemagne

Les comparaisons avec l'Allemagne reviennent régulièrement dans les débats politiques en France. Notamment en ce qui concerne les salaires et le coût du travail, comme on l'a vu ces dernière semaines, le "modèle " allemand étant notamment cité comme exemple en matière de compétitivité. 

Voici deux données extraites des "Tableaux de l'économie française", publiés par l'Insee mercredi 23 février, qui, certes, datent un peu (de 2008), mais qui montrent les écarts entre les deux pays.

Salaires (dans le secteur privé) : si l'Allemagne a pratiqué la modération salariale ces dernières années, le salaire brut moyen y reste plus élevé qu'en France.

En juin 2010, un rapport à la commission des comptes de la sécurité sociale indiquait que le salaire annuel brut moyen des salariés travaillant à temps plein dans l'industrie et les services "est largement plus élevé en Allemagne qu'en France (43 942 euros en 2008 contre 32 826 euros, soit une différence de 34%)". Il ajoutait que l'écart "est sensiblement plus faible, en restant positif, pour le revenu net après impôt" qu'il situait à 25 167 euros en Allemagne, contre 23 694 euros en France.
Pour mémoire, l'Insee avait publié cette comparaison, en juin 2010, sur l'évolution annuelle des salaires mensuels de base en France et en Allemagne, où l'on voyait les signes de la modération salariale allemande jusqu'en 2008 :

Coût du travail : les chiffres issus des "Tableaux de l'économie française" de l'Insee montrent que le coût de la main-d'oeuvre est plus élevé en France qu'en Allemagne.

L'écart France-Allemagne n'atteint pas les proportions récemment évoquées par le Medef : l'organisme patronal, à l'offensive sur la baisse des cotisations sociales, avait cité un coût de la main d’œuvre à 37,2 euros en France au troisième trimestre 2010, contre 30,2 euros en Allemagne.
En fait, le Medef s'appuyait sur des chiffres d'Eurostat qui étaient erronés, l'Insee ayant adressé à l'organisme de statistiques européen de mauvais chiffres. Selon l'institut de statistiques français, les niveaux seraient relativement proches entre les deux pays.
L'institut de conjoncture COE-Rexecode a pour sa part avancé un coût horaire de la main-d'oeuvre de 34,6 euros en France et de 33,5 en Allemagne au troisième trimestre 2010.

 Coût salarial (Janvier 2011, COE-Rexecode)

Sur les 35 heures

 Le Zombie des 35 heures

Sans rationalité et sans finalité

Les 35 heures sont les zombies de la discussion économique en France : on ne peut rien contre elles. Tout discours économique rationnel qui s'efforce de préciser leurs effets sur la compétitivité des prix des entreprises françaises est destiné à échouer lamentablement.

Aussitôt tuées, elles ressurgissent, se levant d'entre les idées fausses et mortes, pour mieux rendre impossible toute analyse et conduire à des politiques aberrantes. Le zombie du moment se nomme Manuel Valls, suivant de près un zombie du camp opposé. Ne doutons pas que l'année 2012 verra une invasion massive de zombies dans la campagne politique présidentielle. Après tout, le zombie en chef de 2007 a gagné.

La plupart des journaux ont rappelé que la loi telle qu'elle a été votée entre 1998 et 2000 a été privée de l'essentiel de sa substance. En particulier, la loi Bertrand de 2008 a supprimé toute contrainte légale véritable dans le nombre d'heures travaillées. Mais cela ne suffit pas, manifestement. Le zombie ne veut pas mourir.

Je doute que le zombie expire davantage si l'on examine les effets concrets sur le coût du travail des 35 heures, même si cela constitue le coeur de son argumentaire. Mais je vais quand même essayer.

Le zombie nous explique, en effet, que la France a perdu en compétitivité en raison des 35 heures : le salarié coûte trop cher, dans sa fainéantise légalisée.

Sauf qu'il n'en est rien. Le coût du travail a faiblement augmenté en France entre 2000 et 2008 (avant donc la mise en place de la loi TEPA). Il a moins augmenté que dans la moyenne des pays européen. Infiniment moins que dans les pays d'Europe centrale et orientale, en plein rattrapage. Moins que dans tous les pays européens qui sont confrontés à de graves problèmes de compétitivité en raison de l'explosion de leurs coûts (Espagne, Grèce). En fait, à part l'Italie, dont la productivité du travail a stagné durant la période, seules l'Allemagne et l'Autriche ont vu leur coût du travail augmenter moins qu'en France (conduisant à ce que la moyenne de la zone euro soit faible). Et cela parce que ces deux pays ont choisi une politique de déflation salariale. Politique suicidaire, qui déstabilise la zone euro en produisant des déséquilibres commerciaux massifs, et qui, en outre, a été inefficace, puisque l'Allemagne a eu le 3e taux de croissance le plus faible des pays développés durant la période.



Si l'on élargit, en s'intéressant à l'ensemble des pays développés, en prenant cette fois-ci en compte l'évolution de la productivité du travail, on voit, encore, que l'évolution du coût unitaire du travail en France n'a rien d'exceptionnelle. Elle est plus faible que celle de la moyenne des pays de l'OCDE.

Là encore, c'est l'Allemagne (et le Japon) qui font vraiment exception, en connaissant une baisse de leur coût unitaire du travail : la hausse des salaires y a été plus faible que la hausse de la productivité des travailleurs. Et le moins que l'on puisse dire est que cette déflation salariale n'a pas eu les effets attendus : après l'Italie et le Portugal, le Japon et l'Allemagne sont les pays développés qui ont eu le taux de croissance le plus faible entre 2000 et 2007.


Ce n'est pas en diminuant les salaires que l'on restera compétitif par rapport aux pays asiatiques : l'Allemagne s'y efforce, en pure perte. L'évolution du cours de l'euro a plus qu'annulé la baisse du coût unitaire du travail en Allemagne vis-à-vis des pays hors zone euro. Sa politique de déflation n'a donc constitué qu'une politique non coopérative, qui a généré des excédents commerciaux pour l'essentiel vis-à-vis des seuls pays qui partagent la même monnaie que l'Allemagne, et qui ne peuvent dévaluer. Sans même permettre à l'Allemagne de connaître une croissance économique soutenue.

Le problème n'est pas donc pas l'évolution du coût du travail en France, qui est tout à fait moyenne. C'est l'évolution en Allemagne. Car on ne peut pas généraliser la politique allemande : elle ne peut fonctionner -pour autant qu'elle fonctionne- que si les autres pays européens ne la mènent pas. Si tous la mènent, elle aboutit à une déflation généralisée de l'économie européenne, faute de demande globale. Le choix n'est donc pas entre les 35 heures et sortir de la zone euro. Mais entre la politique allemande de déflation et la mort de la zone euro.

Pour le dire différemment, il est temps de parler sérieusement, en adulte responsable, à l'Allemagne, car il en va de l'avenir de la zone euro. Et ce n'est pas en infantilisant le débat économique français, en faisant resurgir encore et encore le zombie des 35 heures que l'on y parviendra.

Shumona Sinha et la trahison de soi

LE MONDE DES LIVRES | 15.09.11


Shumona Sinha, auteure d'"Assommons les pauvres !"
Shumona Sinha, auteure d'"Assommons les pauvres !" TEMPS MACHINE 

C'est à Fontenay-sous-Bois, dans le Val-de-Marne, tout près du périphérique et de la gare RER, que se trouve le bâtiment abritant les bureaux de l'Ofpra - l'Office français de protection des réfugiés et apatrides. Là, derrière le verre fumé, chacun des demandeurs d'asile qui se croisent par dizaines tous les jours raconte son drame à un "officier de protection" chargé de constituer son dossier.

C'est lui qui est chargé d'établir la vérité, lui, mais aussi et surtout, l'interprète. Ce dernier est originaire du même pays que le demandeur. L'Ofpra y voit une compétence supplémentaire. Familier des codes culturels, il sera mieux à même de déceler les sous-textes, ambiguïtés et mensonges susceptibles d'émailler la déposition du candidat à l'exil : parce que la vérité semble à ce dernier trop complexe ou trop invraisemblable à expliquer, parce qu'il n'a pas le niveau intellectuel pour le faire ou que le trauma est encore trop violent ou, tout bonnement, parce qu'il ne cherche qu'à fuir la misère ou un voisin qui veut sa peau. Certes, comme l'a spectaculairement rappelé Nafissatou Diallo (la plaignante dans l'affaire DSK), arranger la vérité sur telle ou telle persécution ne signifie pas que des persécutions réelles n'ont pas eu lieu ; mais il se peut aussi qu'elles soient imaginaires. C'est tout cela que l'interprète doit "traduire", conscient que de sa traduction dépendra que le dossier de l'exilé soit accepté ou rejeté.
Le piège qui le guette est donc infernal : plus il va faire ce pourquoi on le paye, autrement dit plus il va s'enfoncer dans la zone grise de la vérité et percevoir les faux-semblants de son ex-compatriote, et plus il va lui falloir prendre parti entre le récit de ce dernier et les critères juridico-administratifs d'un pays d'accueil qui, désormais, est aussi le sien. Ce seul choix le renvoie immanquablement à son origine, mais sur le mode de la trahison.
Tel est le point de départ d'Assommons les pauvres !, roman aussi étonnant par le choix de son sujet que par la langue et l'énergie sauvages qu'y déploie son auteur, Shumona Sinha. Avant d'en être congédiée aux lendemains de la publication de son livre, Sinha gagnait elle-même sa vie à l'Ofpra comme traductrice. Elle est née en 1973 à Calcutta, où elle a reçu en 1990 le Prix du meilleur poète du Bengale et où elle a vécu jusqu'à son arrivée à Paris, en 2001, pour y suivre des études littéraires à la Sorbonne. Emigration peu commune, donc (la plupart de ses compatriotes aspirants écrivains choisissant plutôt la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis) et, aussi, émigration tardive. Mais "qu'est-ce qui est tôt et qu'est-ce qui est tard ?", rétorque par avance l'anonyme narratrice du roman, dans lequel l'Ofpra n'est jamais nommé. "Je peux passer ma vie ici sans appartenir à ce pays." N'appartenir à rien, "détruire toute forme de dépendance et se sentir libre dans cet état de destruction" : tel le mot d'ordre qu'elle s'est fixé, comme elle l'explique au flic chargé de son interrogatoire, après que, dans une crise de rage énigmatique, elle a cassé une bouteille sur le crâne d'un immigré.
Le geste n'est pas neuf, le titre du livre non plus. Tous deux viennent d'un poème en prose de Baudelaire qui raconte, avec sarcasme, exactement la même histoire : comment, après plusieurs jours passés dans sa chambre entouré de livres "à la mode" traitant "de l'art de rendre les peuples heureux, sages et riches, en vingt-quatre heures", le poète se rue hors de chez lui pour, en une sorte de pré-fight club punk, démonter la tête d'un mendiant qui lui rend vite coup pour coup.
Sinha reprend ce motif et le traduit, c'est le cas de le dire, dans le contexte qui est le sien : celui du déracinement, de la perte identitaire. Sauf qu'il s'agit ici d'une perte que sa narratrice a voulue, "l'aboutissement d'un projet lent, rien à voir avec une obligation familiale ni professionnelle". Guidée par "l'éblouissement", "l'ivresse" des horizons tant littéraires que géographiques, elle a en effet choisi de quitter son pays, bazardant au passage origines, famille et héritages, pour une vie neuve "portée par une langue étrangère". Et ce que l'auteur fait de cette langue, en l'occurrence le français, est, en dépit d'un léger maniérisme, le plus souvent remarquable. C'est par la puissance poétique de ses phrases que Sinha porte à incandescence le monde défait qu'elle décrit.
Cette libération a cependant un prix : pour parvenir à ce qu'elle veut, la narratrice rejette tout ceux qui, autour d'elle, ne tendent pas vers ce même horizon, ceux qui du même coup chutent, selon elle, "irrémédiablement dans la misère spirituelle". Elle adopte en d'autres termes les tics des nouveaux riches - fussent-ils ceux de la culture. "Vous voulez dire que vous êtes capable de haïr ceux qui sont restés au bas de l'échelle ?", lui demande le flic, qui ne s'y trompe pas.
Dans la suite du livre, qui retrace l'évolution de la narratrice vers le geste fatal, toute l'ironie consiste à mettre quelqu'un d'aussi intransigeant dans une situation de compromis permanent. Traductrice, l'héroïne doit, pour gagner sa vie si "neuve", se confronter chaque jour au miroir de ce qu'elle a rejeté - et qui lui revient comme un spectre, comme un défunt visage d'elle-même dans le visage des exilés. Or, ces hommes, puisque la majorité des requérants sont de sexe masculin, n'ont pas choisi le voyage, contrairement à elle. "Rabougris, difformes, borgnes, entassés les uns sur les autres dans les sous-sols", ainsi qu'elle les voit, ils s'acharnent à "s'enraciner dans une terre qu'ils n'aiment pas mais qu'ils désirent".

Aller où l'on veut
Sinha ici cherche moins la description sociale que la typologie d'un enfer, celui d'une fraternité haineuse, unissant sur un même territoire en déréliction l'interprète et les interprétés, la voyageuse volontaire et les déplacés, celle qui a voulu s'envoler et ceux qui, de par leur seule présence, la tirent vers le bas. Certes, le portrait qu'elle fait des réfugiés n'est pas souvent charitable. Mais c'est qu'ils n'ont à lui offrir que des histoires à demi fausses et la nostalgie de l'ordre qu'ils viennent de fuir : "Dans le bon vieux temps, celui qui avait précédé toutes ces péripéties de mer en mer et de bureau en bureau, quand les hommes qui cultivaient le riz et vendaient des épices rentraient chez eux sans devoir montrer des milliers de papiers, ils auraient donné une taloche à la femme qui leur aurait parlé la tête haute (...)." Rien de pire, pour elle, que cette reconnaissance obligée, cette identité retrouvée, imposée par le pays où elle croyait trouver l'ailleurs.
Une citation de Pascal Quignard en exergue rappelle que, pour les Grecs anciens, le mot liberté (eleutheria) définissait le privilège d'aller où l'on veut, privilège commun aux humains et aux bêtes sauvages. Mais comment aller où que ce soit dans ce monde en définitive clos, car global, où la circulation remplace le voyage ? Où la rencontre se confond avec l'accident ? Comment tout quitter dans un monde où plus aucune place n'est un lieu - un monde sans territoire - ? Un monde où les récits des exilés sont "retouchés ici et là pour faire authentiques" et où, croyant échapper, on retombe encore et toujours sur la triste domesticité de soi-même ? Un monde où, nous dit Shumona Sinha, pour aller vers l'autre, la collision et l'agression sont l'unique chemin, le seul geste qui reste. Et le labyrinthe, la seule demeure.

Marc Weitzmann, écrivain

samedi 10 septembre 2011

Steeve Reich WTC 9/11

Musique de commémoration: 
http://minnesota.publicradio.org/collections/special/columns/comparing_notes/archive/2011/09/special_program.shtml

Ecouter l'enregistrement composé par Steeve Reich:
http://minnesota.publicradio.org/collections/special/columns/comparing_notes/archive/2011/09/first_listen_st.shtml

11-SEPTEMBRE – Les sites d’info commémorent

Comme pour toute commémoration, le 11-Septembre donne lieu à une grande créativité des sites d'information qui ont développé toutes sortes d'infographies interactives pour rendre compte de la commémoration de cet événement. Voici une sélection, n'hésitez pas à l'enrichir de vos propres liens en commentaires.

Le Guardian a sollicité ses internautes pour leur demander de raconter "leur" 11 septembre 2001 afin de constituer ainsi un mur des souvenirs. Les dizaines de courts témoignages sont accessibles en cliquant sur les photos d'anonymes ou en cherchant un nom ou un lieu. Tout internaute peut y ajouter son propre témoignage. La navigation est très réussie et efficace : des internautes du monde entier témoignent de ce moment qu'ils n'ont jamais oublié.



Le New York Times a  créé une infographie pour rediffuser les principales conversations enregistrées entre les équipages en vol, les contrôleurs aériens et l'armée, dans les minutes qui ont précédé le crash des avions sur le World Trade Center et sur le Pentagone.
La réalisation est particulièrement réussie et permet de suivre la montée de la tension parmi les contrôleurs aériens au fur et à mesure que la possibilité d'un détournement des vols se concrétise. Le New York Times a retranscrit la teneur des propos enregistrées et les faits défiler en parallèle du son, affichant à droite un carte de l'emplacement des avions au moment de l'enregistrement. L'ensemble semble montrer un manque criant de préparation à un tel attentat.



El Mundo a carrément développé un mini-site, qui évolue autour de quatre sections, comme "ce qui a changé depuis" ou "vos témoignages", le site propose de nombreuses infographies et photos.

 

USA Today a également créé un mini-site particulièrement fourni et bien organisé. Le journal a recensé tous les événements liés au 11-Septembre depuis dix ans et les a référencés par cercles concentriques par année et par thème.

Les tourments de la reconstruction

Rencontrant Larry Silverstein le 4 août lors d'une présentation de l'état d'avancement du chantier du futur World Trade Center (WTC) - dont la société immobilière qui porte son nom a la responsabilité, tout comme le mémorial que Barack Obama doit inaugurer le 11 septembre -, nous lui avions demandé quel était l'impact de la crise sur son entreprise et sur le quartier.
L'homme était resté évasif, sur le mode "ah, la crise, grand malheur, tout le monde devra faire des efforts". Grand malheur, en effet : le lendemain, Port Authority, l'organisme public qui gère toutes les infrastructures de transport de et vers la ville, annonçait une augmentation de 50 % des abonnements aux points de péage des ponts et tunnels menant à la Grosse Pomme, et de 88 % pour les péages ponctuels. Les tarifs devraient encore être augmentés de 12 % d'ici à 2014. Il en coûtera alors 268 dollars (186 euros) par mois à un salarié du New Jersey travaillant à New York pour pouvoir emprunter quotidiennement le pont George-Washington (ils sont environ 100 000 à le faire pour venir travailler). La crise ? Evidemment...
Sauf que certains New-Yorkais commencent à trouver que la crise a aussi bon dos. Certes, les gouverneurs des Etats de New York et du New Jersey, autorités de tutelle de Port Authority, assainissent drastiquement leurs budgets, réduisant les dépenses et augmentant les tarifs de leurs services.
Mais pour faire taire la grogne de leurs contribuables face à l'augmentation perpétuelle des coûts du pharaonique chantier du nouveau World Trade Center et de son environnement, les responsables de Port Authority s'étaient engagés, en 2010, à ce que le nouvel ensemble - sept tours, un musée, des jardins, un centre commercial sur 4,5 hectares et des parkings, un hub ferroviaire et des voies de transit routier souterrains, etc. - ne génère aucun surcoût aux péages des six ponts et tunnels d'accès à la ville. Promesse non tenue.
Motif : le surcoût de la seule gare atteint le milliard de dollars. La totalité du projet coûtera 3 à 5 milliards de dollars de plus qu'initialement prévu. Les sept tours devraient être achevées en 2016. La principale, dite "1 WTC", qui doit être terminée fin 2013, sera la plus chère à la construction de l'histoire. Elle monte déjà au-delà du 80e étage et sa construction, jusqu'au 104e, grimpe au rythme d'un par semaine.
Elle ajoutera 240 000 m2 de bureaux dans une ville où les prix sont devenus inabordables, où les locaux vides se multiplient et où le secteur financier licencie actuellement en grand. En mai et juin, Wall Street a supprimé la totalité des emplois qu'il avait recréés depuis la fin de la récession. De plus, il fait migrer ses salariés vers des cieux proches plus accueillants.
Or, lorsque le promoteur, M. Silverstein, proclame que la signature, en mai, du bail de location de la moitié des bureaux de la tour à Condé Nast est le signe que le WTC est définitivement sur la voie du succès, il oublie de signaler que les conditions qu'il a dû accepter pour obtenir le paraphe de cette grande société de presse (éditeur du New Yorker, de Vogue, Vanity Fair, Wired, etc.), pour un loyer de 2 milliards sur vingt-cinq ans, sont loin d'en faire une opération rentable, vu l'énormité des coûts de construction (le double du prix moyen à Manhattan), essentiellement dus à la masse des "fortifications" supposées permettre au bâtiment de soutenir des chocs de très grande ampleur. A New York, il se dit que M. Silverstein est un visionnaire mais pas un philanthrope - et que le contribuable sera appelé à... contribuer.
Pourtant, lorsque le bail de Condé Nast a été signé, le maire, Michael Bloomberg, et le gouverneur de l'Etat, Andrew Cuomo, se sont voulus plus qu'optimistes. "Qui aurait cru que cela fût possible il y a seulement quelques années ?", a lancé le premier magistrat de la ville.
Car le projet s'est longtemps empêtré dans d'innombrables difficultés. Le promoteur et la puissance publique ont connu bien des conflits, admet Bill Baroni, directeur exécutif adjoint de Port Authority, mais "ils l'ont sauvé ensemble", surmontant mille complications. "On a dû contracter vingt-deux assurances différentes", indique M. Silverstein.
Aujourd'hui, le site, une ruche où s'activent 3 500 travailleurs, montre ses premiers atours. Le Mémorial aux victimes et ses fontaines sont en place, des chênes laissent entrevoir les futurs coins ombragés, et les deux immenses piscines noires imaginées par l'architecte Michael Arad pour symboliser, en creux, l'emplacement où s'élevaient les tours jumelles sont une indéniable réussite.
A terme, des milliers de nouveaux commerces et 60 000 habitants qui n'étaient pas là en 2001 peupleront ce quartier. Tout le bas-Manhattan sera concerné. Le WTC sera son "nouveau Rockefeller Center", cette "ville dans la ville" construite dans les années 1930, annonce M. Silverstein, qui imagine déjà lui laisser son nom, qui sait ?
En attendant, qui s'y installe ? Plutôt des familles aisées que de vrais "riches", conformément au souhait de M. Bloomberg, qui, élu après les attentats du 11-Septembre, a vite indiqué qu'il entendait diversifier l'activité et la population du quartier. L'autre profil qui se dessine est plus inattendu. Avant même l'accord avec Condé Nast, le premier signataire d'un bail de longue durée dans la future 1 WCT avait été... la société d'investissements China Center, qui y a loué quatre étages. "Tout le monde veut venir à New York, point de départ pour qui veut se mondialiser. Une fois ici, vous devenez un acteur du jeu", déclarait récemment Xue Ya, son président.
D'autres négociations de cet ordre sont en cours. Et de nombreux "nouveaux magnats" chinois acquièrent des appartements de luxe dans la ville, y compris dans la zone du WTC. Pékin la Rouge au secours de l'archétype du capitalisme financier, qui l'eût cru il y a dix ans, lorsque celui-ci, tétanisé, assistait à l'effondrement de ses tours symboles?
Sylvain Cypel

Tous nos contenus sur le 11-Septembre

Dix ans après les attentats du 11 septembre 2001 qui ont ébranlé la plus grande puissance mondiale, Le Monde et Le Monde.fr publient une série de contenus pour mesurer l'impact de cet événement.
  • La journée-pivot du début du XXIe siècle
Dimanche après-midi, à partir de 14 h 45 (8 h 45 à New York), Le Monde.fr fera revivre, minute par minute, le déroulé des premières heures des attentats, avec les ressources du Web d'aujourd'hui : vidéos, photos, témoignages et questions viendront alimenter un live sur cet événement historique, aussi éclairé par les connaissances que nous avons aujourd'hui des événements.
Retrouvez aussi en portfolio les images emblématiques du 11-Septembre et les "unes" de journaux les plus marquantes au lendemain des attentats.
"Oh shit ! Oh my God !" Les attaques contre les Twin Towers, ce sont aussi des voix. Un sonorama rassemble les enregistrements audios les plus marquants de cette journée.
Les lecteurs du Monde.fr, et notamment les plus jeunes, ceux qui n'avaient pas 18 ans au moment des attaques, témoignent de "leur" 11-Septembre. Lire aussi (pour les abonnés), "11-Septembre, je me souviens" : des hommes politiques, écrivains ou photographes évoquent leur souvenir de cette journée.
Ces attentats ont aussi changé la façon de faire du journalisme Web, faisant basculer tous les sites Web dans l'ère de l'information en temps réel. Vous trouverez le récit du 11 septembre 2001 par la rédaction du Monde.fr.
  • Les conséquences du 11-Septembre
L'Amérique traumatisée : le 11 septembre 2001, les Américains basculent dans une "nouvelle normalité". Peur des autres, repli sur soi et doutes sur leur mode de vie marquent pour eux l'entrée dans le XXIe siècle.
La croisade de l'Amérique contre l'"axe du mal" : retour sur les deux guerres préventives lancées par George W. Bush après les attentats.
La fin de Ben Laden : un récit en quatre temps sur les dix ans de recherche du chef d'Al-Qaida (la traque, l'assaut, un mort sans cadavre et l'image manquante).
Biométrie, procédure pénale, vidéosurveillance : le 11-Septembre a eu des conséquences concrètes dans notre quotidien : récapitulatif des libertés qui ont disparu en France. Côté américain, le blog Bug Browser questionne l'efficacité du Patriot Act.
La façon de construire des tours et des gratte-ciels a elle aussi changé : l'architecture post-11-Septembre décryptée.
  • Le 11-Septembre en débat
Pourquoi tant de rumeurs ? Les attentats du 11-Septembre ont suscité un nombre impressionnant de théories et de fantasmes. Des suspicions révélatrices d'un état d'esprit propre à notre époque, expliquent sociologues, anthropologues et historiens.
L'évolution des services de renseignement depuis le 11-Septembre : un point sur le recentrage de la CIA sur les frappes préventives contre les organisations terroristes.
11-Septembre, le début du déclin américain ? Plusieurs intellectuels tentent de répondre à cette question.
  • Comment les Etats-Unis se sont relevés ?
Une série de reportages montre comment les New-Yorkais se reconstruisent par la psychotérapie, les tourments de la reconstruction à Ground Zero et le malaise des musulmans d'Amérique. Ces reportages sont publiés dans un cahier spécial de 10 pages, paru dans l'édition du Monde daté du samedi 10 septembre (à retrouver en kiosques ou dans le journal électronique pour les abonnés).
Le Monde.fr diffuse un webdocumentaire produit par Arte sur la renaissance de New York, New York 3.0, qui fait découvrir une mégalopole bouillonnante et créative.
  • L'art face au 11-Septembre
Des New-Yorkais sous le choc : le photographe Jean-Michel Turpin commente ses clichés pris à New York depuis les attentats.
Les artistes musulmans face aux attentats du World Trade Centre : à l'occasion de l'exposition Islam & the city, à l'Institut des cultures d'islam à Paris, Le Monde.fr interroge le rapport d'artistes français musulmans à cet événement.
Les séries télévisées, notamment américaines, ont été fortement marquées par les attaques de New York et Washington. La BD (avec par exemple la série 9/11 décryptée par Le Comptoir de la BD), la littérature (Jonathan Franzen notamment, dont le monumental Freedom fait débat) ne sont pas en reste face à cet événement.

Peurs en série

Ce sont des images hachées, heurtées par un mouvement de panique. Des badauds levant les yeux au ciel, cependant qu'une inconnue hurle au vidéaste amateur : " Il se passe quelque chose, je ne sais pas ce que c'est. Mon Dieu ! Cours ! Lâche la caméra et cours !" Suit un flash-back : des passagers embarquent à Miami à bord d'un avion de tourisme qui sera détourné de sa -destination.
Eveillant un sentiment de déjà-vu, ces deux séquences inaugurent "The Event" que Canal+ diffusera à compter du 22 septembre. La similitude n'est pas fortuite. Ce feuilleton, sorte de "24 heures chrono" mâtiné de fantastique, est la dernière mouture en date des séries conspirationnistes poussées sur les ruines de Ground Zero. Dix ans après les attentats du 11 septembre 2001, le traumatisme national qu'a vécu l'Amérique du Nord continue de hanter l'imaginaire des scénaristes.
Innombrables évocations dans les dialogues, reconstitutions, person-nages traumatisés ou meurtris pour avoir perdu des proches ce jour-là ("Rubicon") : jamais un événement historique n'aura été si vite, si abondamment représenté et commenté de manière fictionnelle. En témoigne la base de données et d'analyses de 1 300 oeuvres (livres et films) recensée par le Lower Manhattan Project (LMP), un programme de recherches universitaires lancé au Canada fin 2007.
RÉACTIVITÉ SANS PRÉCÉDENT D'HOLLYWOOD
" Nous avons été intéressés par la présence de plus en plus soutenue du 11-Septembre dans le roman et le cinéma, sans compter qu'on entendait qu'il marquait le début du XXIe siècle, explique le chercheur Bertrand Gervais. Phrase qui tombait sous le sens et que personne ne songeait critiquer. Une telle assertion, simplificatrice à l'excès, nous a mis sur la piste d'un processus de mythification : un récit simplifié (un combat fortement polarisé, nous contre eux, les bons contre les méchants), à caractère identificatoire fort (l'événement nous définit), accepté de tous (si on oublie les thèses du complot) et établi comme une vérité. Ce sont les éléments d'un mythe."
Dès le 3 octobre 2001, l'épisode Isaac & Ishmael de la série "West Wing" ("A la Maison Blanche"), tourné en un temps record, s'en fit l'écho. L'on y voyait un proche collaborateur du président discourir sur le terrorisme devant un parterre de lycéens en visite à la Maison Blanche. Pareille démarche pédagogique fut rare tant il est vrai que les attentats relancèrent plutôt à Hollywood les drames compassionnels, les films catastrophe et les séries d'espionnage.
UNE CULTURE DE LA PEUR
Une fois passée la sidération provoquée par la vue des avions percutant les tours jumelles, l'effondrement de celles-ci dans un nuage de cendres aussi gros d'un champignon atomique, la fabrique des images hollywoodiennes a tourné à plein régime, qu'il s'agisse de collecter des témoignages, de reconstituer une partie des événements (Vol 93 , Cellule Hambourg produit par la chaîne anglaise Channel 4 en 2004), d'en montrer les racines ("Destination 11 septembre") ou les effets du Patriot Act. Cette réactivité sans précédent s'explique, selon Bertrand Gervais, par le fait que l'événement, circonscrit dans le temps, correspond à la durée d'un blockbuster, et que, comparé à la guerre du Vietnam, " il est beaucoup plus facile, du moins à un premier niveau, de déterminer dans le cas du 11-Septembre les victimes et les agresseurs, le sens, la portée et les conséquences des attaques". Si les attentats perpétrés par Al-Qaida ont marqué une rupture géopolitique majeure, le choc qu'ils ont causé s'est inscrit dans une culture de la peur aux Etats-Unis, imagée depuis les années 1950 par les réalisateurs de science-fiction. A l'écran, le danger est souvent venu du ciel : soucoupes volantes annonciatrices d'apocalypse, aliens aux visées destructrices, missiles de la guerre froide promettant l'anéantissement.
Dans , un documentaire américain de 2011, Steven Spielberg avoue qu'il n'aurait jamais fait Rencontre du troisième type et E.T. : " Je pense qu'après le 11-Septembre, j'ai perdu un peu de mon innocence. L'inconnu n'est peut-être pas aussi bienveillant que ça." Aux espions de l'Est, aux communistes armés de la bombe nucléaire, au fantasme de cinquième colonne, a succédé à l'écran, jusqu'à y proliférer, la figure du terroriste, de l'ennemi invisible, des cellules dormantes.
" A partir de 2002, nota l'historienne Olivia Brender dans une étude publiée en 2007 par l'institut Pierre Renouvin, les personnages d'"Arabes" se multiplièrent dans les séries télévisées. Si, par le nombre d'intrigues où des Arabes furent suspectés à tort d'être des terroristes, la fiction télévisée hollywoodienne sembla assumer un rôle pédagogique en combattant les clichés qu'avaient pu faire naître les attentats du 11-Septembre, force est de constater qu'elle participa insidieusement à alimenter la peur à l'égard des Arabes vivant sur le sol américain. (...) Par sa seule présence physique, le personnage "arabe" crée un danger potentiel."
DOUTE ET PATRIOTISME
Exemple le plus significatif : les multiples saisons entre 2001 et 2010 de "24 heures chrono" où Jack Bauer (Kiefer Sutherland), agent de l'unité antiterroriste, pourchassa inlassablement les ennemis de l'Amérique. La quatrième saison de cette série créée par un républicain militant, déclencha une vive polémique aux Etats-Unis, sur l'apologie et la banalisation de la torture. D'autant que la Fox, qui diffusait "24" aux Etats-Unis, était une chaîne conservatrice soutenant jusqu'à la propagande la politique de Georges Bush.
Par son rythme, sa violence, la force de frappe de ses rebondissements, cette série a durablement marqué les esprits. Au point que le meurtre d'Oussama Ben Laden, après l'assaut conduit par les forces spéciales américaines le 2 mai dernier dans la ville d'Abbottabad au nord du Pakistan - sujet du prochain film de Kathryn Bigelow (Démineurs) -, semble tiré d'un épisode de "24 heures".
La menace terroriste post 11-Septembre s'est greffée sur des genres très divers. Elle constitue la trame de la série paranormale "Fringe" (TF1), du feuilleton paranoïaque "Rubicon" (Orange Cinémax, 6 septembre, 20 h 40) et de la deuxième saison de "The Killing" (Arte, 6 septembre). " Les talibans ne cessent de se renforcer. Parfois, au sein d'une démocratie, on est contraint d'oublier la démocratie afin de se battre et de défendre la démocratie", entend-on dans ce thriller en dix épisodes où l'engagement du Danemark en Afghanistan aux côtés de l'armée américaine sert de toile de fond.
Après le 11-Septembre et la guerre en Afghanistan, deux perspectives se sont ouvertes aux scénaristes : dépeindre une Amérique qui doute, traversée par une perte de confiance (séries conspiration-nistes, type "Alias") ou renforcer le patriotisme en suggérant la victoire morale des Américains. Tel fut le ressort de "Rescue Me : les héros du 11- Septembre", hommage rendu aux pompiers, présentés comme des héros ordinaires et promus représentants d'un pays endeuillé qui retrousse ses manches et participe à la reconstruction. Même démarche chez Oliver Stone qui signa, cinq ans après le drame, World Trade Center, l'adaptation fidèle de l'histoire de deux policiers ayant survécu à la catastrophe. Cela, vingt ans après Platoon, son film sur la guerre du Vietnam. Chez les spectateurs, le symbole de la chute - silhouettes tombant des gratte-ciel, et l'Amérique de son piédestal - reste indissolublement associé au 11-Septembre. Par persistance rétinienne, l'événement aura brouillé les frontières entre réel et fiction et même passé et présent. Au point, par exemple, de nous faire lire autrement des images sans lien avec celui-ci.
Difficile, par exemple, de regarder le générique de la série "Mad Men" où un homme en costume cravate chute interminablement d'un immeuble sans que se superpose l'image des personnes qui, ce jour-là, se sont défenestrés du haut des tours du World Trade Center. Les ondes de choc du 11-Septembre se font toujours sentir.
Macha Séry

Vous avez dit "crise humanitaire" ?

L'heure est aux déploiements militaires et aux annonces martiales. Cette série d'attentats inédits appelle naturellement une riposte, encore à venir au moment où ces lignes sont écrites. Rien ne peut justifier la mise à mort délibérée de milliers de civils et, d'ailleurs, nul ne semble contester, dans le monde, le droit des Etats-Unis à rechercher et punir les auteurs et les complices de ces actes ignobles. La seule question qui se pose à ce sujet est celle de la proportionnalité, ou plus exactement du ciblage des représailles, placées désormais sous le signe énigmatique de la "liberté immuable".
Parmi les alliés des Etats-Unis comme au sein de la société et de l'administration américaines, des voix s'élèvent, qui appellent à la raison et à la mesure. Les risques d'enchaînement catastrophique menant à un embrasement régional sont suffisamment sérieux pour que ces appels à la retenue ne soient pas disqualifiés comme une vulgaire "morale d'ambulancier", mais pris pour ce qu'ils sont : une obligation de responsabilité politique.
Des centaines de milliers d'Afghans, qui ont connu l'épreuve des bombardements de haute altitude à l'époque de l'occupation soviétique, ont préféré prendre les devants et s'éloigner autant qu'ils le peuvent des zones potentiellement visées. On veut croire que leur angoisse ne sera pas justifiée par les faits à venir et l'on veut rappeler ici qu'une partie suffisante des sommes gigantesques débloquées pour financer l'aide aux victimes doit leur être attribuée. Ils sont eux aussi victimes des talibans, de leur mentor Ben Laden et des lamentables calculs de ces experts en géopolitique qui croient encore que l'ennemi de leur ennemi est leur ami.
L'Afghanistan est menacé, paraît-il, d'une "terrible crise humanitaire". Dans ce vaste ensemble que sont les pays d'Afrique, d'Amérique latine et d'Asie, un exode, une famine organisée, un ouragan, une guerre, un génocide, un séisme sont nommés "crises humanitaires". Il y en a de terribles, il y en a donc de moins terribles. Mais personne, à l'exception notable du mollah Omar, chef des talibans, n'a eu l'idée de qualifier la catastrophe de Manhattan de "crise humanitaire". Sans doute parce que l'on sent bien qu'une telle qualification n'aurait fait qu'ajouter l'humiliation à la douleur, sans rien dire de plus sur la situation elle-même. Car l'emploi de cette formule révèle l'existence d'une double humanité : le fait que certains êtres humains sont plus humains que d'autres.
Le génocide du Rwanda fut qualifié en juin 1994 (à la demande du président Bill Clinton) de "crise humanitaire", ce qui déliait la communauté internationale de toute obligation de mettre un terme au massacre, alors que le monde en général et le Conseil de sécurité en particulier savaient ce qu'il en était. Rappelons-nous aussi la guerre en Bosnie et le traitement humanitaire de cette "crise humanitaire" qui culmina avec le massacre de Srebrenica en juillet 1995.
Dans les deux cas, pourtant, des forces militaires de l'ONU étaient présentes, qui engageaient la responsabilité directe de ceux qui les avaient envoyées. Dans les deux cas, un crime contre l'humanité était perpétré sous nos yeux. Nul gouvernement, nulle autorité politique ne songea pourtant à demander la moindre minute de silence à la mémoire des victimes de ces carnages. Des millions d'élèves des lycées et collèges de la République ont donc appris, le 14 septembre, qu'en dépit de ce qu'on leur enseigne, la vie humaine n'a officiellement pas la même valeur à New York qu'à Kigali.
Le prix accordé à la vie, c'est précisément ce qui distingue la civilisation de la barbarie, assène-t-on souvent dans les nombreux débats du moment comme un argument définitif. On a même entendu que l'interdiction de diffuser des images de cadavres n'était pas ici une censure mais un signe de respect envers les victimes et leurs familles. Comment ne pas voir dans cet hommage la ratification de la division d'une humanité entre ceux que l'on respecte, donc, et ceux que l'on méprise - fût-ce avec une bienveillance toute "humanitaire" - en étalant leurs viscères à la "une" de nos journaux ? Mais passons.
La vie sacrée ou le sacrifice de la vie, là se trouverait la ligne de partage entre eux et nous. Au-delà de cette frontière, point de discussions ni de compromis, la chasse est ouverte. De nombreuses voix, et non des moindres, se sont déjà élevées contre une telle division du monde entre Bien et Mal ; il faut souhaiter qu'elles parviendront à tempérer les ardeurs de croisés affichées par de hauts responsables de l'administration de George W. Bush. Faute de quoi nous entrerions dans la logique infernale de tous les Ben Laden de la planète. Nous manquerions aussi une dimension essentielle de la crise actuelle : les raisons du ressentiment, voire de la haine, qu'éprouvent tant de gens dans le monde à l'égard des Etats-Unis.
Le soutien apporté par les Etats-Unis (et d'autres démocraties occidentales) à des dictatures corrompues, leur engagement aux côtés de régimes pratiquant la torture, voire le crime de masse, comme mode de gouvernement, sont des faits objectifs. De l'Indonésie à Panama, de la Colombie au Pakistan en passant par le Chili, la Somalie ou le Salvador, beaucoup de gens ont de sérieuses raisons d'en vouloir aux Etats-Unis. Dans de nombreux pays "amis de l'Occident" où l'opposition a été écrasée, la revendication du changement a été peu à peu annexée par des groupes extrémistes et singulièrement par les islamistes dans les pays musulmans.
Qui ira expliquer à un Irakien pourquoi, après avoir été l'allié du monde libre lorsqu'il agressait l'Iran, Saddam Hussein est devenu une figure du diable quand il a envahi le Koweït ? Qui lui dira que c'est au nom des droits de l'homme et du respect de la vie que les Etats-Unis s'acharnent à maintenir l'embargo contre son pays et à le bombarder régulièrement depuis des années ? Ce n'est pas la haine de la démocratie qui a poussé des Palestiniens à crier leur joie dans la rue le 11 septembre, mais le sentiment que, cette fois-ci, les destructions étaient du côté opposé. Montées entre deux plans d'apocalypse à Manhattan, ces scènes étaient insupportables. Il est trop facile, cependant, de n'y voir qu'un fanatisme d'un autre âge, en oubliant qu'elles se produisent au sein d'une société humiliée, violentée jour après jour par l'armée et les colons israéliens depuis des années et qui voit Washington comme le soutien indéfectible de ceux qui les oppriment.
Il suffit de décentrer quelque peu son regard sur le monde pour comprendre à quel point le discours occidental sur le caractère sacré de la vie et des droits inaliénables de la personne peut apparaître comme une pure tartufferie. Constater ces processus ne revient pas à légitimer le terrorisme, mais à désigner et reconnaître ses racines politiques.

Tribune publiée dans Le Monde, du 29 septembre 2001

Le prix à payer

Sans procéder à la moindre analyse méthodique, sans passer par le processus habituel de consultation et d'examen d'un département ministériel à l'autre, les Etats-Unis ont adopté une politique étrangère entièrement nouvelle. En élevant au rang de priorité absolue la lutte contre le terrorisme - et non pas simplement contre les terroristes qui ont commis les attentats du 11 septembre -, on a changé les principes de base de la politique étrangère américaine.
Surtout, ce changement implique la formation d'une alliance avec la Russie, la Chine et l'Inde, ainsi que les pays de l'OTAN, le Japon et autres participants. Une telle alliance des grandes puissances pour l'ordre international ne s'était pas vue depuis le milieu du XIXe siècle, où la menace transnationale venait de la révolution libérale et non d'un terrorisme fanatique.
Inévitablement, cette politique nouvelle se heurte aux anciennes priorités, que ce soit du point de vue des droits de l'homme, pour ce qui concerne la Chine, ou de la défense antimissiles qu'il n'est plus possible d'imposer à la Russie. Ce bouleversement dans la politique étrangère américaine s'est opéré spontanément aussitôt après le 11 septembre. Lorsque les Etats-Unis ont exigé du Pakistan l'arrêt brutal de son soutien en sous-main au régime taliban d'Afghanistan, une alliance est née, qui n'attendait que cela. L'Inde était fin prête, évidemment. La menace implicite qu'elle représentait a rendu impératif pour le Pakistan d'éviter l'isolement sur le plan international.
La réaction de la Russie n'a pas été de protester contre les intimidations américaines, mais d'offrir immédiatement sa coopération qui s'est concrétisée au fur et à mesure que les jours passaient, les forces armées américaines ayant à présent accès aux bases de l'ancienne Union soviétique en Asie centrale, avec le plein accord de Moscou.
La Chine, seule alliée du Pakistan, aurait pu intervenir pour soutenir ce pays face aux pressions des Etats-Unis. Elle ne l'a pas fait. En dépit des graves tensions sino-américaines qui semblaient annoncer une confrontation directe au début de cette année, le facteur décisif pour la Chine, comme pour la Russie et pour l'Inde, s'est révélé être la menace islamiste - il y a eu des bombes dans des bus à Pékin et de nombreux attentats dans le Hsin-chiang.
A moins qu'ils ne livrent très vite Oussama Ben Laden, comme certains l'espèrent encore à Washington, la première cible de cette politique et de cette alliance nouvelles doit être les talibans qui règnent sur une grande partie de l'Afghanistan. Non content d'abriter le réseau d'Oussama Ben Laden, l'Afghanistan sert aujourd'hui de base aux mouvements terroristes qui agissent en Russie, en Chine et en Inde. Une stratégie s'impose, qui est de s'appuyer sur la coopération - certes réticente - du Pakistan pour empêcher l'approvisionnement en munitions des talibans. Ils en ont besoin pour continuer de se battre, n'ayant pas de production sur place ni d'autres fournisseurs.
Parallèlement, les Etats-Unis et la Russie coopéreront pour accroître les livraisons de matériel militaire à l'Alliance du Nord qui reste le gouvernement d'Afghanistan reconnu par la communauté internationale, même s'il ne contrôle qu'une fraction du territoire. L'argent jouera aussi un rôle. Les talibans ont conquis une grande partie de l'Afghanistan non par la lutte mais grâce aux fonds reçus de donateurs arabes, par l'intermédiaire des renseignements militaires pakistanais, et qui ont servi à acheter la fidélité des chefs tribaux et des seigneurs de la guerre.
Désormais, l'argent pourrait changer l'équilibre du pouvoir. Car même si les Saoudiens et les Pakistanais ne suppriment pas leur soutien financier aux talibans, l'Alliance du Nord pourrait renchérir sur eux avec les fonds américains. Qu'Oussama Ben Laden soit ou non tué ou fait prisonnier à cette occasion, le peuple afghan et le monde entier tireraient grand profit de la défaite des talibans, un objectif qui en vaut la peine et que les Etats-Unis n'auraient pas pu atteindre seuls.
Il y a certes un prix à cela. Pour obtenir une aide contre les terroristes anti-américains, les Etats-Unis doivent s'opposer de la même façon aux ennemis terroristes de la Chine, de l'Inde et de la Russie. Si le Hamas palestinien et ses kamikazes meurtriers en sont exclus, la première liste des organisations proscrites dressée par le gouvernement américain inclut déjà les groupes armés en lutte au Cachemire, qui seront considérés par d'autres comme des combattants de la liberté.
Les Etats-Unis ne peuvent pas non plus continuer d'émettre des réserves sur la Tchétchénie, où les Russes se battent contre une menace islamiste en même temps que contre un mouvement d'indépendance national.
Après le 11 septembre, il a fallu prendre en nombre des décisions délicates. Face à des fanatiques sans pitié, ayant la capacité d'exploiter les failles du monde moderne, les Etats-Unis ont constitué une alliance internationale qui a pour objectif l'ordre plutôt que la liberté, si tant est qu'il y ait choix.
Ce fait n'a pas à être déploré, il doit au contraire être reconnu ".
Tribune publiée dans Le Monde, du 3 octobre 2001
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Sylvette Gleize. © Edward Luttwak

Une nouvelle "grammaire des civilisations"

Après le carnage du 11 septembre et la destruction de bâtiments hautement symboliques de la nation américaine, George W. Bush a rappelé que la destruction d'une architecture ne devait pas affaiblir "l'esprit de la fondation", celui des "pères fondateurs" qui ont présidé à la naissance de la communauté politique américaine. Après la crise économique de 1929, après l'assassinat du président Kennedy en 1963, le peuple américain est à nouveau invité à retrouver l'architecture mentale de la nation.
Pourtant, l'historien Fernand Braudel doutait déjà, dans sa Grammaire des civilisations, que le peuple américain puisse indéfiniment se réclamer de l'esprit de la fondation, cet "âge d'or" de leur histoire. Depuis le 11 septembre, les Américains peuvent-ils encore croire qu'ils vivent innocemment dans une île, à l'abri du monde dans leur terre promise ? Les Etats-Unis sont l'un des "enfants de l'Europe" - titre d'un livre du politologue américain Louis Hartz -, c'est une nation issue de l'Europe dont elle a voulu s'émanciper.
D'où le "récit américain", rythmé d'Est en Ouest, qui scrute le monde dans un prisme qui n'est plus européen et met en scène une terre promise rassemblant des immigrants du monde entier. Partis d'Europe, les premiers immigrants créent un monde qui a vite fait d'oublier l'Europe et d'inventer un extrême Occident qui rejoint l'Orient extrême.
Mais, loin de la caricature d'un "impérialisme provincial" dominant la planète, la mondialisation culturelle a aujourd'hui un double visage : si elle renvoie de fait à l'hégémonie des industries culturelles américaines, elle accompagne aussi l'émergence d'aires culturelles nouvelles : indienne, chinoise, musulmane, etc. Or cette posture intermédiaire de l'Amérique entre une Europe déclinée au passé et des mondes émergents, ou réémergents, dans un contexte postcolonial, est aujourd'hui mise à mal.
Jérôme Charyn et Benjamin Barber ont parlé l'un et l'autre à juste titre de la "perte d'innocence" de la nation américaine. A la différence du continent européen, qui a perdu la sienne au cours du XXe siècle, les Etats-Unis n'ont connu en leur sein ni les tranchées de 1914-1918 ni le nazisme. Ils ne peuvent plus masquer leur vulnérabilité, depuis la date fatidique du 11 septembre, derrière un bouclier antimissile ou un contrôle antiterroriste absolu. L'attentat contre le World Trade Center en 1993 n'était pas une malencontreuse parenthèse, les Etats-Unis éprouvent désormais la fragilité de toute société démocratique ouverte comme les pays européens des années 1970 et 1980.
En dépit des films qu'elle a suscités (Coppola, Kubrick, Cimino, De Palma...), la guerre du Vietnam n'a pas favorisé une telle prise de conscience. Le Vietnam se situait géographiquement très loin pour les Américains, mais ils ont vite projeté leur malaise sur le territoire américain lui-même : le meilleur exemple en est Les Visiteurs (1971), d'Elia Kazan, un règlement de comptes entre anciens du Vietnam se présentant comme une suite tragique d'America, America (1963), ce magnifique hommage à l'immigrant.
L'imaginaire des Américains ne s'est pas nourri uniquement d'extraterrestres venus d'ailleurs durant les deux dernières décennies ; il a dévoré à l'excès des images exhibant une violence terroriste. A se tourner vers leurs écrans, on voit des bombes et des actions terroristes qui ébranlent les "fondations" de l'intérieur en faisant sauter les villes et les immeubles, hors de tout champ de bataille.
Voilà donc l'Amérique devenue un pays comme un autre, un espace national qui ne peut plus se nourrir de l'illusion d'être totalement protégé de l'extérieur alors même qu'il est une plaque tournante de la mondialisation. Voilà, nous disent les économistes, un pays qui doit reconnaître sa dette financière et ne peut plus se targuer de sa position de recours.
"Enfant de l'Europe", île à la fois ouverte et fermée au reste du monde, l'Amérique va-t-elle mieux s'accorder à celui-ci, reconnaître ses dettes de toute nature ? Va-t-elle se courber devant les leçons de morale d'une Europe qui n'aura de cesse de lui rappeler son refus de se plier à des règles globales et communes, même quand celles-ci sont à leur désavantage (Kyoto, banques offshore) ?
Il ne faut pas se leurrer, les attitudes respectives de l'Europe et des Etats-Unis devront désormais se fonder sur un respect réciproque, mais aussi sur le constat que les uns et les autres sont partie prenante d'une mondialisation (culturelle, économique, territoriale, technologique...) à laquelle le multilatéralisme classique n'est pas une réponse plus adaptée que l'hégémonie passée de l'hyperpuissance meurtrie.
Dans le vigoureux retour de l'histoire qui aura lieu dans les années à venir, l'erreur sera d'opposer deux états d'esprit antagonistes alors que les Etats-Unis sont entrés dans une histoire où l'Europe n'est plus derrière eux, et que l'Europe doit simultanément tenir compte d'un monde posteuropéen dont l'Amérique n'est pas l'unique composante. Pour les uns comme pour les autres, il y a une leçon du 11 septembre : la mondialisation est désormais incontournable. L'île américaine n'est plus à l'abri des tempêtes de l'histoire, et l'Europe doit cultiver les valeurs démocratiques dans un contexte qui est posteuropéen.
Au moment où les Etats-Unis entrent douloureusement dans l'histoire du monde (77 nations représentées parmi les victimes), il reste à l'Europe, qui a pressenti les maux de la mondialisation économique, à prendre acte des bouleversements d'une histoire qui n'est plus celle de sa grandeur passée ou de ses échecs répétés du XXe siècle. Croire que l'Europe va récolter spontanément les gains spirituels et historiques de l'acte terroriste perpétré le 11 septembre, c'est ne pas comprendre que le monde issu de la mondialisation est posteuropéen, post-colonial, et qu'il s'accompagne de l'émergence historique d'aires culturelles inéluctablement vouées à prendre leur autonomie. Si les valeurs démocratiques, nécessairement universelles, ne sont pas des abstractions, elles doivent irriguer d'autres cultures que l'Europe, qui en a été l'accoucheuse, procéder d'un esprit architectural et assurer des fondations inédites à l'échelle planétaire.
La "grammaire des civilisations" n'est plus la même qu'en 1989 : hier, on s'imaginait que les valeurs démocratiques allaient se répandre comme de la poudre ; aujourd'hui, le monde a pris feu à Manhattan, des civilisations autres que celles que symbolisent l'Europe et les Etats-Unis sont l'avenir commun. Les valeurs démocratiques ne sont pas défuntes pour autant, pas plus que les Etats-Unis ne sont sur le déclin.
Si ces derniers doivent retrouver l'esprit d'une fondation qui n'est plus celui des premiers immigrants et de la terre d'élection des puritains, l'Europe doit valoriser les exigences de la démocratie dans un monde dont le paysage a changé brutalement. L'embellie de l'après-1989 est derrière nous, la doctrine zéro mort et le risque zéro sont mis à mal, l'histoire recommence.
Tribune publiée dans Le Monde du 3 octobre 2001

Ben Laden, secret de famille de l'Amérique

LEMONDE.FR | 09.09.11 | 12h50

Après les inadmissibles attentats-suicides qui ont frappé le Pentagone et le World Trade Center, un présentateur du journal télévisé déclarait le 17 septembre sur la chaîne américaine Fox : " Il est rare que le bien et le mal se manifestent aussi clairement qu'ils l'ont fait mardi dernier. Des gens que nous ne connaissons pas ont massacré des gens que nous connaissons - et ils ont commis leurs actes avec une jubilation pleine de mépris. " Puis il a craqué et fondu en larmes.

Voilà le hic : l'Amérique est en guerre contre des gens qu'elle ne connaît pas (parce qu'ils ne passent pas souvent à la télévision). Le gouvernement n'avait pas encore réussi à identifier précisément son ennemi, ni même commencé à cerner sa nature, que déjà, à grand renfort de publicité et de rhétorique douteuse, il se hâtait de concocter une "coalition mondiale antiterroriste" et mobilisait son armée, sa force aérienne, sa marine, ses médias pour les engager dans la bataille.

Le problème, c'est que l'Amérique, une fois partie en guerre, ne saurait décemment rapatrier ses troupes sans qu'il y ait eu, de fait, une guerre. Si elle ne trouve pas son ennemi, il lui faudra en fabriquer un, ne serait-ce que pour calmer la fureur de l'opinion publique. La guerre va acquérir une dynamique, une logique et une justification qui lui appartiendront en propre et feront perdre de vue ses mobiles initiaux.

Mû par la colère, le pays le plus puissant du monde renoue d'instinct avec un réflexe ancestral pour livrer un nouveau type de guerre. Mais en matière de défense nationale, ses navires aérodynamiques, ses missiles de croisière, ses avions de combat F-16 ont soudain l'air d'antiquailles encombrantes.

Son arsenal de bombes nucléaires, qui tenait lieu de force de persuasion, ne vaut plus son pesant de ferraille. Cutters, canifs et froide colère sont les armes de la guerre au XXIe siècle. Rien de plus facile à crocheter que la colère. Elle passe la douane sans attirer l'attention, elle échappe au contrôle des bagages.

Contre qui l'Amérique se bat-elle ? Le 20 septembre, le FBI faisait part de ses doutes quant à l'identité de certains pirates de l'air. Le même jour, George W. Bush déclarait savoir exactement qui étaient les terroristes et quels gouvernements les soutenaient. On aurait dit qu'il avait des informations dont ne disposaient ni le FBI ni la population américaine.

Pour des raisons stratégiques, militaires et économiques, George W. Bush doit à tout prix persuader l'opinion publique que ce sont les valeurs nationales de la liberté et de la démocratie qui sont visées, ainsi que le mode de vie américain. Message facile à colporter dans l'atmosphère de chagrin, d'indignation et de colère qui règne actuellement. Cependant, à supposer que le contenu en soit vrai, on peut légitimement se demander pourquoi ce sont les symboles de la suprématie économique et militaire américaine (le World Trade Center et le Pentagone) qui ont été pris pour cibles. Pourquoi pas la statue de la Liberté ? Ne peut-on alors émettre l'hypothèse que la sombre colère à l'origine des attentats n'a pas pour source la liberté et la démocratie américaines, mais le soutien et l'engagement exceptionnel des Américains pour des causes radicalement opposées : pour le terrorisme militaire et économique, l'insurrection, la dictature armée, le fanatisme religieux, le génocide impensable (hors des frontières du pays) ?

Touchée par des pertes récentes, la majorité de la population doit avoir du mal à regarder le monde en face, les yeux embués de larmes, et n'y rencontrer que ce qu'elle peut interpréter comme de l'indifférence. Mais ce n'est pas de l'indifférence. C'est juste une intuition. Une absence de surprise. La conscience lasse que tout finit par se payer. Les Américains doivent savoir qu'ils ne sont pas en cause, mais que c'est la politique de leur gouvernement qui attise la haine. Ils ne peuvent pas un instant douter qu'ils sont partout bien reçus, eux et leurs musiciens extraordinaires, leurs écrivains, leurs acteurs, leurs athlètes impressionnants, leur cinéma. Immense a été la peine de l'Amérique face aux événements ; immense aussi, la dimension publique de cette peine. Mais de là à penser qu'elle pourrait modérer ou nuancer l'angoisse, ce serait grotesque.

Toutefois, il serait également regrettable que le pays, au lieu d'en profiter pour tenter d'expliquer les événements, saisisse l'occasion pour usurper la souffrance du monde entier, pour pleurer et venger la souffrance qui le concerne seul. Car dans ce cas c'est à nous autres qu'il reviendrait de poser les vraies questions et de prononcer les mots cruels. Pour nos douleurs, pour notre retard, nous serions haïs, ignorés, peut-être même enfin réduits au silence.

Le monde ne saura sans doute jamais pourquoi les pirates de l'air ont dirigé les avions vers les immeubles qu'ils ont percutés. Ils n'avaient que faire de la gloire. Tout ce que nous savons, c'est que la croyance en ce qu'ils faisaient surpassait de loin l'instinct naturel de survie, le désir humain de laisser un souvenir de soi. Presque comme si leurs actes marquaient la limite inférieure en deçà de laquelle ils ne pouvaient exprimer leur immense fureur. Des actes qui ont fait voler en éclats le monde tel que nous le connaissions. Qui, en l'absence d'informations, vont être lus par les hommes politiques, les commentateurs et les écrivains (dont je suis) à la lumière de leurs propres opinions et de leurs propres interprétations. Cette réflexion, cette analyse du climat politique où ont eu lieu les attentats ne peuvent être que bonnes à prendre.

Il n'est pas superflu de procéder à quelques éclaircissements. Et de se demander par exemple : à qui va bénéficier cette "justice sans limites", cette "liberté immuable" ? L'Amérique déclare-t-elle la guerre au terrorisme en Amérique ou au terrorisme en général ? Que s'agit-il de venger au juste ? La mort tragique de près de 6 000 personnes, la disparition de 1,4 million de mètres carrés de bureaux à Manhattan, la destruction d'une partie du Pentagone, la perte de plusieurs centaines de milliers d'emplois, la faillite potentielle de quelques compagnies aériennes ? Ou bien les enjeux sont-ils plus vastes ?

En 1996, interrogée par Leslie Stahl sur sa réaction devant la mort de 500 000 enfants irakiens après les sanctions économiques américaines, Madeleine Albright, alors ambassadrice des Etats-Unis à l'ONU, répondait sur CBS que c'était "un choix très difficile" mais que, tout compte fait, "nous pensons que le prix en vaut la peine". A-t-elle été renvoyée de son poste pour avoir tenu pareils propos ? Pas du tout. Elle a continué à parcourir le monde, à représenter les opinions et les aspirations du gouvernement américain. Plus grave encore, dans les circonstances actuelles : les sanctions contre l'Irak n'ont pas été levées. Des enfants continuent à mourir. Nous y voilà. Un distinguo peu subtil oppose la civilisation et la sauvagerie, le "massacre d'innocents" (ou, si l'on préfère, "le heurt des civilisations" ) et les "dommages de guerre". Pure sophistique, délicate algèbre de la "justice sans limites" ! Combien faudra-t-il de morts irakiens pour améliorer le monde ? Combien de morts afghans pour un seul mort américain ? Combien d'enfants morts pour un seul homme mort ? Combien de cadavres de moudjahidins pour le cadavre d'un seul banquier d'affaires ?
La coalition des superpuissances mondiales resserre son étau sur l'Afghanistan, l'un des pays les plus pauvres qui soient, l'un des plus sinistrés, des plus déchirés par la guerre. Les talibans au pouvoir y offrent un abri à Oussama Ben Laden, tenu pour responsable des attentats du 11 septembre. Faut-il décimer l'ensemble de la population en guise de réparation ? L'économie est chamboulée. Et le problème qui se pose à une armée d'envahisseurs, c'est en réalité que le pays ne possède aucun des signes ou des repères conventionnels à pointer sur la carte : ni bases militaires, ni complexes industriels, ni usines de traitement de l'eau. Les exploitations agricoles se sont transformées en charniers, la campagne est jonchée de mines antipersonnel - au nombre de 10 millions, selon les estimations les plus récentes. L'armée américaine devrait donc commencer par déminer le terrain et par construire des routes pour frayer une voie à ses soldats.

Contemplons-la, la "justice sans limites" au XXIe siècle : des civils mourant de faim en attendant d'être tués. Aux Etats-Unis, on a grossièrement parlé de "ramener l'Afghanistan à l'âge de pierre en le bombardant". Quelqu'un aurait-il l'amabilité d'annoncer qu'il n'est pas besoin de l'y ramener, qu'il y est déjà ? Peut-être que les Américains ne savent pas très bien où se trouve l'Afghanistan, mais cela n'empêche pas le gouvernement américain et l'Afghanistan d'être de vieux amis. En 1979, après l'invasion soviétique de l'Afghanistan, la CIA et l'ISI (InterServices Intelligence : les services de renseignement pakistanais) ont lancé la plus grande opération indirecte de la CIA depuis la guerre du Vietnam. Leur but ? Canaliser l'énergie de la résistance afghane et l'enrôler dans une guerre sainte, un djihad islamique qui dresserait contre le régime communiste les pays musulmans de l'Union soviétique et finirait par l'ébranler.

Au fil des ans, par l'intermédiaire de l'ISI, la CIA a financé et recruté, dans quarante pays musulmans, des dizaines de milliers de moudjahidins extrémistes qui ont servi de soldats dans cette guerre que livrait l'Amérique par pays interposés. La grande masse d'entre eux ne savaient pas qu'ils se battaient pour l'Oncle Sam. (Mais l'ironie veut que l'Amérique n'ait pas su non plus qu'elle finançait une future guerre contre elle-même.)

En 1989, saignés à blanc par dix années de conflit sans relâche, les Russes se sont retirés, laissant derrière eux une civilisation en ruine. La guerre civile s'est poursuivie de plus belle dans le pays. Le djihad s'est étendu à la Tchétchénie, au Kosovo, puis au Cachemire. La CIA a continué à envoyer des fonds et du matériel militaire, mais, vu l'ampleur des frais généraux, il a fallu trouver encore plus d'argent. C'est alors que les moudjahidins, prétextant un "impôt révolutionnaire", ont donné l'ordre aux paysans de planter de l'opium. Sous la protection de l'ISI, des centaines de laboratoires de traitement de l'héroïne se sont implantés à travers le pays. Deux ans après l'arrivée de la CIA, la frontière pakistano-afghane était devenue le plus grand producteur mondial d'héroïne, la principale source d'approvisionnement pour les villes américaines. Les bénéfices annuels, situés dans une fourchette entre 100 et 200 milliards de dollars, étaient reversés au profit de l'entraînement et de l'armement des militants.

En 1996, les talibans, qui ne formaient alors qu'une secte dangereuse de fondamentalistes intégristes, se sont battus pour s'emparer du pouvoir, avec le soutien financier de l'ISI, ce vieil acolyte de la CIA, et l'appui des partis politiques pakistanais. Ils ont instauré un régime de terreur et s'en sont d'abord pris à leurs concitoyens, en particulier aux femmes : fermeture des écoles de filles, licenciement des fonctionnaires de sexe féminin, application de la charia stipulant que les femmes jugées "immorales" devaient être lapidées et les veuves coupables d'adultère, enterrées vivantes. Devant ce terrible bilan qui bafoue les droits de l'homme, on a du mal à croire que la perspective d'une guerre, ou d'une menace pesant sur la vie des civils, suffise à intimider le gouvernement taliban ou à le détourner de ses buts.

Après tout ce qui s'est passé, peut-il y avoir plus grande ironie que de voir la Russie et l'Amérique se donner aujourd'hui la main pour re-détruire l'Afghanistan ? Reste à savoir si on peut détruire la destruction... De nouveaux bombardements en Afghanistan n'auront d'autre résultat que de déplacer les décombres, de semer le désordre parmi quelques vieilles tombes et de troubler les morts. Le paysage dévasté de l'Afghanistan formait le cimetière du communisme soviétique, le tremplin d'un monde unipolaire dominé par les Etats-Unis. Il a accommodé le néocapitalisme et la mondialisation des grandes entreprises - là encore sous la coupe des Etats-Unis. Or voici que l'Afghanistan s'apprête à se transformer en cimetière pour les soldats sortis victorieux, contre toute attente, de cette guerre pour l'Amérique.

Et que dire de l'allié supposé des Etats-Unis ? Le Pakistan a lui aussi subi de graves pertes. Le gouvernement américain n'a pas hésité à soutenir les dictateurs militaires qui ont tout fait pour empêcher l'idéal démocratique de s'enraciner. Avant l'arrivée de la CIA, il existait un petit marché rural de l'opium. Entre 1979 et 1985, le nombre d'héroïnomanes, parti de presque rien, s'est considérablement accru. Même avant le 11 septembre, des millions d'Afghans vivaient dans des camps de réfugiés sommaires le long de la frontière.

L'économie pakistanaise s'effondre. La violence fanatique, les programmes mondialistes d'ajustement structurel et les seigneurs de la drogue mettent le pays en pièces. Destinés à combattre les Soviétiques, les centres d'entraînement terroristes et les madrasas, qui affleurent sur l'ensemble du territoire comme des dents de dragon, ont produit des fondamentalistes qui jouissent d'un immense succès populaire au Pakistan même. Les talibans, que le gouvernement pakistanais soutient, finance et protège depuis des années, ont noué des alliances matérielles et stratégiques avec les partis politiques pakistanais. Et c'est à ce pays que le gouvernement américain demande (oui, demande) d'étrangler le petit animal qu'il nourrit secrètement au biberon depuis tant d'années ? Après s'être solennellement engagé aux côtés des Etats-Unis, le président Moucharraf pourrait bien avoir à affronter une espèce de guerre civile plus tard.

Pour des raisons géographiques, mais aussi grâce à la vision de ses anciens dirigeants, l'Inde a jusqu'ici eu la chance d'être exclue de ce grand jeu. Si elle avait été attirée dans la partie, il y a fort à parier que notre démocratie, dans l'état où elle se trouve, n'aurait pas survécu. Alors que nous sommes un certain nombre à contempler la situation avec horreur, nos dirigeants se livrent à une danse du ventre effrénée en suppliant les Etats-Unis d'établir leurs bases militaires en Inde plutôt qu'au Pakistan. Nous étions pourtant aux premières loges pour assister au destin ignoble de nos voisins. La volonté du gouvernement n'est pas seulement étrange : elle est inconcevable. Comment un pays du tiers-monde, doté d'une économie fragile et de bases sociales complexes, peut-il encore ignorer qu'inviter sur son sol une superpuissance comme les Etats-Unis (à titre provisoire ou sur le long terme) revient à exposer son pare-brise à un jet de pierres ?

Dans le matraquage médiatique qui a suivi les événements du 11 septembre, les principales chaînes de télévision ont été fort discrètes sur l'implication américaine en Afghanistan. Pour ceux qui n'étaient pas au courant, les reportages pouvaient sembler émouvants ou troublants, voire larmoyants aux yeux des cyniques. Mais pour ceux d'entre nous qui connaissons l'histoire récente de l'Afghanistan la couverture des attentats et la rhétorique de la "coalition mondiale antiterroriste" ne constituent ni plus ni moins qu'un affront. La "liberté" de la presse américaine, comme la "liberté" de l'économie de marché, doit répondre de bien des errements.

De toute évidence, l'opération "Liberté immuable" vise à promouvoir le mode de vie à l'américaine. Mais elle finira sans doute par en saper complètement les fondations. Elle va décupler la colère et le terrorisme dans le monde entier. Pour le commun des mortels, aux Etats-Unis, elle ne signifie rien d'autre que vivre dans un climat révoltant d'incertitude : mes enfants seront-ils bien protégés à l'école ? Y aura-t-il des gaz neurotoxiques ? Une bombe dans la salle de cinéma ? La personne que j'aime rentrera-t-elle à la maison ce soir ? On agite le spectre d'une guerre biologique. Mais la mort au compte-gouttes risque d'être pire que l'anéantissement brutal de l'espèce par une explosion nucléaire.

Le gouvernement américain - suivi sans aucun doute par tous les gouvernements du monde - va profiter du climat de guerre pour brider les libertés civiques, restreindre la liberté d'expression, procéder à des licenciements massifs, harceler des minorités ethniques et religieuses, réduire les dépenses publiques et détourner d'énormes sommes d'argent vers l'industrie de l'armement. Dans quel but ? Le président Bush ne saurait "débarrasser le monde des agents du mal", pas plus qu'il ne saurait le peupler de saints. Il est absurde que le gouvernement américain caresse le projet d'éliminer le terrorisme par une escalade de violence et d'oppression. Le terrorisme est le symptôme, non la maladie. Il voyage sans passeport. Il est transnational, mondial, au même titre que des entreprises comme Coca-Cola, Pepsi ou Nike. Dès les premières difficultés, il peut lever le camp et déménager ses "usines" dans un pays qui lui offrira plus d'avantages. Exactement comme les multinationales.

En tant que phénomène, le terrorisme peut ne jamais disparaître. Mais pour le maîtriser il faut déjà que l'Amérique commence par reconnaître qu'elle partage la planète avec d'autres nations, d'autres êtres humains qui, même s'ils ne passent pas à la télévision, ont eux aussi leurs amours, leurs chagrins, leurs histoires, leurs chants, leurs douleurs - grands dieux ! -, leurs droits. Mais on en est loin.

Les attentats du 11 septembre portent la marque d'un monde complètement détraqué. Ben Laden en a peut-être rédigé le message (qui sait ?), ses coursiers l'ont peut-être livré, mais il aurait tout aussi bien pu être signé par les fantômes des victimes des anciennes guerres américaines. Par les millions de morts en Corée, au Vietnam et au Cambodge, les 17 500 morts lorsque Israël, en 1982, a envahi le Liban avec l'appui des Etats-Unis, les dizaines de milliers d'Irakiens morts pendant l'opération "Tempête du désert", les milliers de Palestiniens tués en luttant contre l'occupation de la Cisjordanie par Israël. Et par les millions de morts en Yougoslavie, en Somalie, en Haïti, au Chili, au Nicaragua, au Salvador, dans la République dominicaine, au Panama - autant de pays dirigés par des terroristes, des dictateurs, des auteurs de génocides que le gouvernement américain soutenait, formait, finançait et armait. La liste est loin d'être exhaustive.

Pour une nation si impliquée dans la guerre et le conflit, les Américains ont eu une chance extraordinaire. Les événements du 11 septembre ne constituent que la deuxième attaque sur leur sol en plus de cent ans. La première, c'était à Pearl Harbour. Les représailles qui se sont ensuivies ont emprunté maints détours, mais elles se sont terminées par Hiroshima et Nagasaki. Aujourd'hui, le monde attend les horreurs à venir en retenant son souffle.

Dans un article intitulé " a nécessité de la dissidence" ( The Guardian du 18 septembre), George Monbiot écrivait que, si Oussama Ben Laden n'existait pas, il faudrait que l'Amérique l'invente. Mais en un sens l'Amérique l'a bel et bien inventé. Il faisait partie du djihad en Afghanistan en 1979, lorsque la CIA y a lancé ses opérations. Ben Laden possède le privilège d'avoir été créé par la CIA et d'être recherché par le FBI. En une quinzaine de jours, il est passé du statut de suspect à celui de suspect numéro un, puis, malgré l'absence de preuves véritables, il a gravi tous les échelons et s'est hissé au rang suprême de celui qu'on réclame "mort ou vif".

Les talibans ont fait preuve d'une pertinence qui leur ressemble peu lorsque les Etats-Unis ont exigé l'extradition de Ben Laden : "Donnez-nous les preuves, ont-ils répondu, et nous vous le livrerons." Bush a répliqué que ses exigences n'étaient "pas sujettes à négociation". Est-ce que l'Inde pourrait en profiter, accessoirement, pour exiger l'extradition de l'Américain Warren Anderson ? En tant que PDG d'Union Carbide, il est responsable de la fuite de gaz qui s'est produite à Bhopal en 1984, causant la mort de 16 000 personnes. Nous avons rassemblé les preuves nécessaires. Elles sont toutes versées au dossier. Vous pourriez nous le livrer, s'il vous plaît ? Merci.

Mais qui est vraiment Oussama Ben Laden ? Ou pour le dire autrement : qu'est-ce qu'Oussama Ben Laden ? C'est le secret de famille de l'Amérique. Le double noir de son président. Le jumeau sauvage de tout ce qui se targue de beauté et de civilisation. Le rejeton d'un monde ravagé par la politique étrangère de l'Amérique : par sa diplomatie de la canonnière, son arsenal nucléaire, sa volonté, comme il est dit vulgairement, de s'arroger une "domination sans partage", par son effroyable mépris de vies qui ne sont pas américaines, par ses interventions militaires barbares, son soutien à des régimes despotiques et dictatoriaux, son programme économique impitoyable, prompt à ne faire qu'une bouchée de pays pauvres comme s'il s'agissait d'une nuée de sauterelles. Sans parler de ses multinationales en maraude qui gouvernent l'air que nous respirons, le sol que nous foulons, l'eau que nous buvons, les pensées que nous avons.

Maintenant que le secret de famille est divulgué, les jumeaux se fondent l'un dans l'autre et deviennent peu à peu interchangeables. Leurs canons, leurs bombes, leur argent et leurs drogues tournent en boucle depuis un moment. Les missiles Stinger qui attendent les hélicoptères américains ont été fournis par la CIA ; l'héroïne consommée par les toxicomanes américains vient d'Afghanistan ; l'administration Bush a récemment fait don de 43 millions de dollars pour financer une "lutte antidrogue"...

Bush et Ben Laden ont désormais recours à la même terminologie. Chacun représente "la tête du serpent" aux yeux de l'autre. Aucun ne se prive d'invoquer Dieu et d'employer un vague lexique millénariste où ont cours les notions de bien et de mal. Ils sont tous les deux impliqués dans des crimes politiques sans ambiguïté, tous les deux armés jusqu'aux dents - l'un avec l'arsenal nucléaire des puissants qui ne redoutent pas l'obscénité, l'autre avec le rayonnement destructeur des cas les plus désespérés. La boule de feu et le pic à glace. La matraque et la hache. Ce qu'il faut garder présent à l'esprit, c'est qu'aucun terme de l'alternative ne représente une solution acceptable pour remplacer l'autre.

Tribune publiée dans Le Monde du 15 octobre 2001
Traduit de l'anglais par Frédéric Maurin. © Arundhati Roy 2001